Devoir de Philosophie

La mort de Sakharov

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

14 décembre 1989 - Toutes les morts n'ont pas la même importance. Celle d'Andreï Sakharov est particulièrement tragique parce qu'avec cet homme voûté, fatigué par des années de lutte et d'humiliations, l'Union soviétique perd un spécimen dont elle n'a malheureusement pas beaucoup d'exemplaires : un vrai démocrate. Si Soljenitsyne est la conscience historico-religieuse de la Russie, Sakharov était en fait la conscience démocratique de l'Union soviétique. Laïc au pays de tous les obscurantismes, sans parti au pays du parti unique, toujours libre dans son esprit au pays de la peur et de l'abrutissement, intègre au pays de la corruption et des privilèges en tous genres, il n'a jamais rien concédé de ses convictions. Son entêtement n'avait d'égal que sa douceur et sa gentillesse, son éternelle disponibilité. Ceux qui l'ont connu durant les années 70 à Moscou se souviendront toujours de son étroit appartement encombré d'une multitude de dossiers, toujours surveillé par plusieurs miliciens, où l'on venait régulièrement s'enquérir des derniers avatars de la répression : juifs, Tatars, orthodoxes, Arméniens, Tchécoslovaques.... Car Sakharov ne faisait pas de choix, contrairement à pas mal d'autres. Nulle trace chez lui d'esprit " grand russe ", du moindre chauvinisme. Il défendait le droit à la liberté de tous les hommes et rêvait que son pays devienne une vraie démocratie parlementaire, après avoir rendu leur liberté aux peuples asservis. Il a payé son combat de plus de six années d'exil il était revenu de Gorki en 1986 un peu plus épuisé, un peu plus voûté, la voix encore plus sourde, mais toujours aussi déterminé. " Réhabilité " par Mikhaïl Gorbatchev, il aurait pu jouir d'une existence facile, jouer les grands prêtres d'un régime en voie de modernisation. Il a refusé : il connaissait trop bien son pays, ses blocages, les obstacles à franchir, les dangers à éviter, pour croire la partie gagnée. Il ne fut donc pas le propagandiste de la perestroïka et de la glasnost, sur lesquelles il nourrissait de nombreux doutes. Encore moins le chantre de Mikhaïl Gorbatchev qu'il jugeait avec une lucide sévérité. Sans s'encombrer d'arguments d'opportunité, il poursuivit tranquillement son combat pour une vraie démocratie : le système pour lui n'était pas amendable, et s'arrêter en chemin eût été faire marche arrière. Jusqu'au dernier moment, Sakharov aura été irrécupérable. Il aura fait enragé jusqu'à Mikhaïl Gorbatchev lui-même, et à plusieurs occasions. La dernière fois, c'était il y a deux jours, au Parlement soviétique, à propos de l'abolition du " rôle dirigeant " du Parti communiste. L'affrontement entre les deux hommes fut bref, mais plein d'enseignements. D'un côté, il y avait un vieillard convaincu et tenace, symbole du contre-pouvoir. De l'autre, un homme de pouvoir, soudain autoritaire et excédé, méprisant. La scène n'a duré que quelques secondes, mais elle mérite d'être revue et méditée. Elle est aussi vraie que les images d'un Gorbatchev bonhomme et enjoué dont nous sommes abreuvés. JACQUES AMALRIC Le Monde du 16 décembre 1989

Liens utiles