Devoir de Philosophie

La recherche du bonheur

Publié le 27/02/2008

Extrait du document

Pour les matérialistes du XVIII ème siècle, comme le baron d’Holbach, le bonheur est avant tout un plaisir dont nous souhaitons la durée. Il se mesure à deux caractères : la longueur et l’intensité. Un bonheur très bref est appelé plaisir. Entre plaisir et bonheur il n’y a qu’une différence de durée, pas de nature. Le bonheur et le plaisir ne sont qu'une seule et même chose. Notre corps ne supporte qu’une intensité limitée de plaisir, au delà d’un certain seuil, il y a la douleur. Il devrait y avoir une méthode pour user des plaisirs. Un art de vivre dans l’usage du plaisir qui devrait nous donner le maximum de bonheur.

    Mais le bonheur est-il une somme de plaisirs ? Est-il exact que le bonheur et le plaisir soit une seule et même chose?  Le plaisir est certainement une motivation que l'on peut poursuivre, mais y a-t-il des recettes pour être heureux ? Les gens qui « ont tout pour être heureux » ne le sont pas forcément et ce n’est pas obligatoirement une maladresse de leur part. Le bonheur est-il de l'ordre d'une pratique? Le bonheur est-il un simple hasard ? Le bonheur est-il une sorte de grâce païenne qui survient d’elle-même, sans qu’on y prenne garde et qui défie toutes les prétentions d’une méthode ? Le bonheur peut-il être le résultat d’une pratique ou d’un art de vivre ?

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A. Bonheur de libertin et hédonisme postmoderne

 

    Disons tout de suite oui ! Partons du principe que plaisir et bonheur sont identiques pour examiner ce qui s’ensuit. Admettons l’opinion selon laquelle le bonheur est seulement une somme de plaisirs. (texte)

    1) Ce type d'hypothèse nous conduit droit au fil conducteur du libertinage.  Le libertinage part du principe que le bonheur consiste dans le plaisir, pour trouver le bonheur il faut savoir trouver le plaisir, le saisir avec adresse et le conserver. Stendhal nous dit que le plaisir le meilleur est court et vif. Une débauche sans règles engendre très vite le dégoût et l’ennui. L’homme qui veut être \"heureux\" doit savoir user des plaisirs avec habileté, art et modération, par exemple repousser à temps un plaisir qui risque de virer à la peine.

    Le donjuanisme est l'art du libertin qui consiste à jouer le jeu du plaisir, tant qu’il y a plaisir, puis à l’abandonner dès qu’il y a ennui ou lassitude. Jouer le jeu de la séduction tant qu’il y a du plaisir, conquérir la proie du désir et passer à une autre, dès que l’ennui survient. C’est jouer le jeu d’un égocentrisme conséquent, qui vise à la recherche de sa propre satisfaction. Don Juan joue le jeu de la séduction, tant que le plaisir émoustille il est vif, s’il faiblit, aussitôt il se tourne vers une nouvelle conquête. La séduction, c’est une façon de chasser le plaisir . Vivre en séducteur, c’est renouveler le plaisir en vivant la vie comme un jeu et en ne lui accordant évidemment pas de sérieux. Le sérieux, ce serait l’ennui, ce serait se gâcher le plaisir. L’important, c’est d’être d’avoir la promptitude nécessaire pour passer d’un plaisir à l’autre, pour en conserver toute la vivacité. Le sérieux, c’est l’ennui tandis que l’homme du plaisir lui sait s’amuser. Sa « morale », c’est ce qu’il nomme profiter de la vie... tant que l’on est encore vivant. (texte)

    Il s’agit par exemple chez Stendhal pour Lucien Lewen de détailler son bonheur, ce qui veut dire en jouir par le détail. Profiter de la vie avec insolence et légèreté. Curieusement, cette méthode implique qu’il ne faut pas se jeter tête baissée dans toutes les sensations. L’homme qui se contente de se livrer à la première sensation venue est un lourdaud, pas un artiste du plaisir. Il ne fait que subir, mais en cela il n’éprouve rien de vif, il perd la tête et c’est tout. Selon Stendhal, à la différence, le libertin véritable est davantage perception, que sensation. L’homme brut, l’homme sensuel sans culture du bonheur, tombe dans la sensation sans la saisir. Jouir c’est percevoir la sensation elle-même, s’en emparer volontairement. Il faut sentir et percevoir ensuite pour jouir dans le détail, se reprendre volontairement dans la perception pour profiter de la sensation. Dans un premier temps on subit, on est troublé, puis dans un second temps on trouve ce qu’il faut faire. La méthode demande un équilibre parfait entre la vivacité troublante de la sensation et la rigueur un peu sèche de la volonté. Surtout pas de se laisser aller. D’où quelques réussites : en février 1805 : « la plus belle journée de ma vie... Jamais je ne déploierait plus de talent. La perception n’était que juste ce qu’il fallait pour guider la sensation ». Tout ne monde n’a pas ce talent. Stendhal trouve par exemple que les italiens par tempérament trop impétueux, ils se jettent dans la sensation sans la percevoir.

    Le moi doit échapper à l’esclavage de la simple sensation et s’identifier à la volonté. L’important c’est d’être à tout moment un conquérant, un homme d’action, un séducteur en quête d’une proie. Moi joueur, moi prenant un personnage, moi séducteur, moi libertin. L’important c’est d’agir : « nulle jouissance sans action ». Le plaisir vital que revendique le libertin consiste en action et non en passivité. Un tempérament passif s’englue dans la sensation. C’est la tension volontaire qui fait que l’on renouvelle le plaisir. Don Juan convole vers de nouvelles conquêtes, Lucien se jette dans l’action. S'il n'y avait pas d'action, il n'y aurait pas de divertissement, alors apparaîtrait le sentiment horrible de l’ennui : maladie de l’âme, premier symptôme du malheur dit Stendhal. L’ennui en effet repose sur l’absence de sensation vive. Quand non ne sent plus rien on s’ennuie. Si le libertinage consiste justement à profiter du plaisir et que le libertin se retrouve dans une période désertique, il endure un enfer. Il lui faudra immédiatement une sensation pour s’occuper. N’importe quoi pour se distraire, pour éprouver quelque chose, pour dégeler la torpeur de l’ennui par de la gaieté : faire la tournée des bars ou des boîtes de nuit, des casinos ou des maisons de jeux, là où règne une gaieté capable de secouer l’ennui. La gaieté en effet est un plaisir communicatif que l’on peut trouver partout il y a de la fête. On peut aussi recourir à l’effet de l’alcool ou de quelques drogues et on aura le même résultat : L'important pour le libertin, c'est d'occuper la volonté avec un divertissement procurant du plaisir. Mais le stimulant le meilleur, c’est évidemment la passion amoureuse. Ainsi Mme de Chasteller est pour Lucien l’occasion d’un renouvellement constant du plaisir. Comme toutes les femmes sont pour Don Juan des objets de plaisir. (texte)

    Qu’est-ce alors que le bonheur ? Un moment aussi instantané que le plaisir, certainement pas une réalité qui dure. C’est le moment vif de plaisir dans lequel on capture, aux moyens de toutes les énergies de sa volonté, ce moment où l’on peur dire à sa maîtresse « tout ce que le degré d’ivresse du moment comporte ». La volupté ne se donne pas sans prix. D’où la nécessité de ne pas s’imposer de contrainte dans le futur et de savoir vivre la vie au jour le jour. Il ne faut rien prévoir d’avance, ce serait se rendre esclave d’un futur et renoncer au plaisir dont on peut profiter. Il ne faut donc surtout pas bâtir de projet, mais vivre une vie touristique. Il faut renoncer à toute ambition, à tout projet, à tout idéal : ce serait s’empêcher de profiter maintenant des plaisirs. Un seul conseil : profiter de la vie et s’il peut y avoir ici un idéal, ce sera celui d’une vie de fêtes renouvelée, une vie d’adolescence éperdue. La « vraie vie », c'est « mener la grande vie » comme on dit, une vie qui s’improvise sans cesse en papillonnant sur les plaisirs. Évidemment, cela demande des moyens matériels, et de l’argent ; mais le bonheur peut-il appartenir aux pauvres ?

    2) Ou bien, pour que le libertinage devienne un idéal devienne à la portée de tous, il faudrait qu'il soit démocratisé. Il faudrait pour cela que l’Etat se charge du bonheur des citoyens, que la société organise la satisfaction des plaisirs. Il faudrait qu’elle devienne une société visant à faire \"profiter\". Or profiter, reviendrait alors à consommer. Il faudrait que la société prolonge indéfiniment le loisir en donnant du temps libre, qu’elle multiplie les jeux et fasse de nos cités de vastes parcs d’attractions. Il faudrait que nos sociétés délaissent le souci d’un travail productif et misent sur l’industrie du loisir. Ainsi pourrions nous couler des jours heureux, passer notre vie en dilettante et le bon peuple pourrait trouver le bonheur. Que demande le peuple si ce n’est du pain et des jeux ? S’il a le pain, il ne lui manque que les jeux.

    Mais n’est-ce pas exactement ce monde qui se découvre à nous dans la postmodernité ? N’avons nous suivi tout le progrès de notre histoire, à travers notre science et notre technique que pour gagner un jour le luxe de pouvoir enfin nous livrer au plaisir ? (texte) Ne croyons-nous pas, qu’après tout, la vie heureuse, c’est d’abord se permettre d’être frivole, superficiel, dilettante dans nos plaisirs ? Que dit par exemple le héros d’Un monde sans pitié, Hyppo : que la génération des années 1980 n’a plus grand chose à « faire ». La révolution, c’était pour la génération passée des années 1968, l’Europe, c’est pour le futur. « Qu’est-ce qu’ils nous ont laissé ? On a plus qu’à être amoureux comme des c... ». Hyppo vagabonde sans but dans Paris, il est sans attache, il est léger. Il n’est plus qu’une « machine à vivre », selon ses propres termes. Il va d’un plaisir à l’autre. Rien ne le retient, il ne pense qu’à lui-même. L’individualisme de notre époque est axé sur la recherche du plaisir, il repose sur un hédonisme de la consommation. Il a cessé de sacraliser le renoncement, le travail et l’engagement de soi. Il voue un culte aux satisfactions immédiates que l’on trouve plutôt en marge du travail dans le loisir et le divertissement. Il a fait du divertissement une manière de se donner une passion. Il a fait « des » passions, au sens des occupations du loisir, l’aspect central de l’existence, une fin en soi, tandis que le travail est devenu un simple moyen de subvenir à la recherche du plaisir. Aussi l’homme contemporain n’a-t-il aucune difficulté à se reconnaître dans le libertinage, car il adule ses différentes formes, en particulier celles qui tiennent aux plaisirs de l’image. Le bonheur, c’est une figure de l’Ailleurs que l’on voit partout sur les publicités. (texte) C’est un ailleurs fait de moments de plaisirs, comme des flashs sur un clip vidéo : les vacances, sortir au cinéma, faire de la glisse, jouer au football, etc. Le bonheur prolongé serait une succession indéfinie de divertissements variés. Cette définition postmoderne du bonheur est aussi celle qui cadre le mieux avec les nécessités économiques de la consommation. Tant que l’on continue à croire que le bonheur tient dans des moments de plaisirs, on est prêt à consommer et à acheter des plaisirs pour être heureux. Il est donc possible de vendre du bonheur : sous la forme de toutes sortes d’euphorisants, depuis des pilules du bonheur en passant par des divertissements multiples et toutes sortes de rêves mis en image, de plaisirs virtuels. « Rêvez donc on fera le reste » dit la publicité ! L’acte de consommer est ludique, jouer, c’est se donner du plaisir, le plaisir trouvé, c’est un moment de bonheur. Par conséquent, organiser massivement le besoin de plaisir, c’est organiser massivement la consommation et c’est rendre les gens heureux.

    Seulement, comme le bonheur cherché dans le plaisir suppose un renouvellement constant de la sensation. Il en faut toujours plus pour émoustiller et alimenter la sensualité. Il en faut toujours plus pour solliciter le désir, le rêve, pour fabriquer des plaisirs. Le libertin se doit d’attendre des sensations et quand elles ne se livrent pas, il ouvre le gouffre de l’ennui. Ce n’est pas un hasard si dans Lucien Lewen le mot ennui apparaît si souvent. Le fait même pour la conscience d’investir son intérêt dans le plaisir, invite aussi la menace du déplaisir. On est dépendant des sensations et lorsqu’elles ne se livrent pas, il y a le vide et l’insignifiance du présent où il n’y a pas de plaisir. : c'est-à-dire l’ennui. Ne dit-on pas que l’ennui est le mal le plus caractéristique de notre époque contemporaine ? L’homme postmoderne n’est-il pas l’homme qui s’ennuie ? Comment ne pas reconnaître dans la postmodernité les traits caractéristiques d’une civilisation de la promotion du plaisir ?

    Et pourtant, il est paradoxal d’observer qu’une civilisation du plaisir, comme la nôtre, débouche aussi sur le malaise de vivre. Y a-t-il un lien entre notre hédonisme et le malaise de notre temps ? On croit avoir découvert dans la recherche du plaisir une méthode pour trouver le bonheur, et en réalité, sur cette voie la volonté engendre l’insatisfaction. La volonté est esclave de l’imprévu, des dispositions du corps, des circonstances et elle est attelée à l’ennui. Elle n’est pas parvenue à éliminer le malaise qui la ronge, elle porte en elle une langueur et une souffrance, qu’elle ne fait que fuir en se divertissant. Il y a toujours en elle cet ennui et ce malaise : comme si on n’arrivait jamais à s’étourdir suffisamment dans le plaisir pour enfin « s’éclater ». Comme s’il fallait constamment renforcer la projection dans le plaisir pour se sentir un peu exister, et qu’à chaque fois on glissait dans la fadeur d’une existence toujours plus terne. C’est curieux, c’est comme si la recherche du plaisir ne rend au fond jamais heureux, elle traîne toujours à sa suite une certaine amertume : la lassitude désabusée de celui qui finit par n’avoir plus goût à rien, qui est fatigué de vivre parce qu’il est sans vraie raison de vivre : c’est exactement ce que veut dire la formule d’Hyppo :« n’être plus qu’une machine à vivre ». La surenchère dans l’illusion et la fuite dans le divertissement installent la vie dans le malaise et la frustration : la maladie de la vie, c’est une vie qui ne s’accomplit jamais, mais s’occupe en « profitant ».

B. Le calcul des plaisirs

 

    Le libertinage est donc en réalité un bonheur avorté. Son échec ne vient-il pas de ce qu’il confond bonheur et plaisir ? Ou bien, peut-on sauver cette équivalence sans être mené à l’échec ? (exercice 3c)

    1) C’est ce que tente de faite l’épicurisme. Épicure enseigne que « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse », mais il propose une analyse du plaisir bien plus subtile que ne le fait le libertinage. L’art de vivre suppose que l’on dispose d’un critère de distinction de ce qui est bon ou mauvais pour le bonheur. L’agréable est ce qui apporte du plaisir, le désagréable est ce quoi apporte l’opposé du plaisir, la douleur. Il y a déjà un certain degré de plaisir dans l’absence de douleur et cela mérité d’être convenablement reconnu et apprécié. La neutralité qui fait que l’on se sent simplement vivre, sans éprouver de plaisir ni de peine est un état positif. Ce n’est pas ennuyeux que d’être et d’être installé dans le bien-être La première chose à faire, c’est d’abord de supprimer la douleur par tous les moyens, car la douleur nous enlève tout bien-être dans le corps. Je me dois donc de prendre soin de moi-même pour éliminer toute douleur physique. Mais le problème se redouble avec la souffrance. Notre imagination surenchérit sur la douleur possible et se représente dans le futur une condition malheureuse : « et si j’étais malade, et si je n’y arrivais pas, et si... » La seule pensée de la souffrance projette sur la vie son ombre morbide et le sentiment du malheur, la pensée de la souffrance fait souffrir. Elle nous torture alors même qu’ici et maintenant, dans le bien être du corps nous pourrions nous reposer dans un sentiment de plaisir. La souffrance est auto-engendrée, elle produite par l’esprit. Celui qui désire être heureux doit apprendre à déraciner la souffrance qu’il a lui-même tendance à créer dans des représentation malheureuses. (texte)

   

Vivre certes est naturel, mais bien vivre s’apprend. Vivre n'importe comme, dans le contexte postmoderne qui est le nôtre, dépend avant tout d'une suggestion ambiante. L'art de vivre se cultive de manière décidée et personne, en allant bien souvent à contre-courant des suggestions ambiantes Bien vivre ne va pas sans plaisir, mais encore faut-il savoir où placer le plaisir. Si nous voulons voir dans le plaisir le but de la vie, il faut chercher où il se trouve et ne pas  considérer le plaisir comme une chose accessoire. Les morales ascétiques de la mortification sont inhumaines. Nous aimons et nous recherchons tous le plaisir. C’est un fait brut, mais le problème est que nous ne savons pas le trouver ni en jouir comme il faut. Le plaisir doit être trouvé ici et maintenant et non pas ailleurs ou demain, il est dans le présent de notre existence. Dire que le plaisir viendra plus tard, c’est le différer et déserter l’instance et donc en faire une souffrance. C’est là une erreur grave qui est cause de souffrance, car celui qui diffère le plaisir du moment entre dans une contradiction: il prétend rechercher le plaisir et il se refuse le plaisir. Nous n’avons donc pas à suivre ces gens qui nous conseillent de souffrir aujourd’hui pour être heureux demain. Le plaisir n’est ni dans l’avenir, ni au ciel comme disent politicien et religieux, il est dans le présent et dans le corps. Mais d’un autre côté, contrairement à ce que croit le libertin, le plaisir n’est pas dans l’excitation des sens, dans une sensualité débridée. Celui qui croit trouver le bonheur dans le dérèglement des sens, dans l’excès et le débordement se trompe. Il ne sait pas encore jouir du plaisir. Le plaisir pour être plein, doit être paisible et le plaisir n’est paisible que s’il est mesuré et non pas excessif. (texte)

    Nous devons trouver une juste mesure, une harmonie naturelle dans le corps. C’est dans le corps que nous pourrons trouver notre juste place en dehors de l’excès, c’est là que se trouve notre plénitude naturelle. Au lieu de constamment lutter contre la Nature et de violer ses lois, nous devons apprendre à vivre en accord avec la Nature. Coïncider avec notre propre nature en écoutant ce qu’elle nous enseigne. Elle ouvre la seule voie qui puisse nous apporter une vraie satisfaction. Si nous rompons avec la Nature pour tomber dans l’excès, nous deviendrons aussitôt la proie de la souffrance. Ceux là qui se sont usés dans des excès ont marqué dans leur corps les plis de la déception, ils ont le visage de la tristesse de la chair et l’apathie propre à l’ennui.

   2) Puisque le critère immédiat de la sensation forte n’est pas fiable, le plaisir doit se choisir, il doit être choisi par la pensée. L’art de vivre implique le calcul des plaisirs. Le but que nous devrions tenter d’atteindre est la conquête de la tempérance heureuse. Ce qui définit la tempérance, c’est le pouvoir de modérer, la capacité de modérer nos désirs. L’affolement, le dérèglement des désirs ne donne pas le bonheur. En toutes choses, il nous faut trouver un juste milieu. Ni trop de nourriture, de plaisir esthétique, de plaisirs amoureux etc. ni pas assez. L’excès dégoûte et la privation laisse insatisfait et fait naître la frustration. Prenons pour limite les besoins que nous éprouvons. L’homme heureux ne sera ni l’ascète qui renie ses besoins, ni le libertin qui les multiplie de façon artificielle. Le critère de la limite est la quantité exacte prévue par la nature. Tout excès cause désordre et entraîne la douleur. Nous ne devrions pas vivre n’importe comment sans savoir ce que le corps nous réclame. La tempérance doit nous placer dans les limites du plaisir. L’examen que la pensée effectue, doit déterminer en toutes choses ce qui est le meilleur. C’est le choix exact qui fait l’esthète du bonheur : qui fait l’épicurien. Le corps ne doit pas être le seul à se prononcer. Il ne faut pas seulement juger du plaisir par sa sollicitation immédiate, mais aussi par ses conséquences. (texte) Nous devrons savoir faire un calcul des moyens en vue de cette fin qu’est le plaisir. Parfois il nous faudra nous refuser un plaisir immédiat en vue d’un plaisir ultérieur plus grand. L’animal n’est guidé que par l’instinct, l’homme doit lui substituer l’instinct une réflexion fondée. Celui qui se vaudra d’emblée dans le plaisir sans réflexion, est en dessous de l’animal, véritable pourceau humain, car il n’est même pas réglé par l’instinct. « il convient de décider de tout cela en comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est nuisible ». (texte)

C. L’action naturelle et le plaisir

 

    Cependant, voir dans le plaisir le but de la vie, c’est concevoir qu’il puisse y avoir des astuces pour viser le plaisir comme si le plaisir était toujours au terme de quelque chose. (texte) Mais le plaisir n’est il pas aussi dans l’action elle même et son développement ?

    1) Il y a un plaisir de dessiner pour le dessinateur, un plaisir de jouer de la musique pour le musicien, de monter des briques pour le maçon, de servir un client pour l’épicier. Il y a un plaisir de faire qui se rencontre dans le mouvement de l’action bien faite. Ce plaisir n’est pas de l’ordre de la joie d’un résultat, il est plus modeste. Nous croyons communément que la joie se rencontre quand nous trouvons l’accomplissement d’un désir. L’attente est enfin comblée, le désir est réalisé et il y a l’explosion de la joie. Nous avons à un moment cette joie d’une coïncidence entre l’ordre de notre volonté et l’ordre de la Nature. La dualité a pris fin entre l’acteur et le résultat de l’action et nous en éprouvons de la joie. La tristesse,à l’inverse, se manifeste dans l’ordre de l’action, quand le désir ne trouve pas sa réalisation, et que de l’attente résulte une déception. On reste avec ses désirs et la rencontre du désir et de l’ordre de la nature ne se fait pas. Il n’y a pas l’unité de la joie, mais toujours dualité. Mais c’est bien ce qui limite la joie, c’est bien ce qui la rend éphémère. La joie tirée de l’action ne se maîtrise pas et elle n’est pas durable. Elle est fragile. La recherche des joies tirées de l’action est elle-même une torture, car elle nous oblige à reproduire le processus du désir de la volonté, à entrer dans une relation de conflit avec le réel, pour trouver satisfaction, tout en risquant la déception. La joie est trouvée au terme de l’action et non pas dans l’action elle-même. La joie tirée de l’action est grande, mais ses conditions la rendent difficile à trouver.

    Or nous avons à notre portée un ordre de plaisir directement accessible, le plaisir de l’action. Le plaisir peut apparaître au cours de l’action. Le plaisir d’écrire accompagne l’acte d’écrire. Il n’est pas un terme, ni un résultat. Y a-t-il des conditions qui rendent possibles l’apparition du plaisir dans l’action ? Quand éprouvons-nous ce type de plaisir ? Quand nous faisons bien les choses, quand nous trouvons le plaisir dans l’habileté de la réalisation de l’action. Le plaisir vient achever l’acte en le marquant de sa perfection propre, comme le dit Aristote, « perfection qui s’ajoute par surcroît comme à la fleur de l’âge s’ajoute la beauté ». Le plaisir, à la différence de ce que nous avons vu précédemment, n’est pas une activité parmi d’autres, il est en réalité le couronnement de toute activité bien accomplie, d’une activité qui accomplit bien son œuvre. C’est une erreur que de croire que le plaisir est un but. Ce genre de croyance laisse à penser qu’il n’y a que quelques activités capables de délivrer du plaisir tandis que la grande majorité d’entre elles sont pénibles. Si le plaisir survient au cours de l’action, cela change tout, car nous comprenons alors que toute activité est susceptible de délivrer un plaisir. Le plaisir vient s’ajouter à l’action comme une gratification naturelle. Il peut donc y avoir autant de plaisir qu’il peut y avoir d’activités différentes bien accomplies. (texte)

    Cela ne veut pas dire que plaisir soit lui-même le bien. Il y a des plaisirs condamnables, des plaisirs du vice. Mais le plaisir ne peut pas être entièrement étranger au bien, il n’est pas le bonheur explique Aristote. Ce qui compte c’est l’intention qui s’y trouve. Une tendance précède le plaisir qu’elle rend possible. Le plaisir vaut ce que vaut la tendance qui lui a donné naissance. D’un point de vue moral, nous pouvons faire la part de ce qui est en accord avec la nature et ce qui va contre nature. Nous devons discriminer la vertu du vice.

    2) Le plaisir tiré de l’action a aussi une leçon importante à nous donner. Dans la mesure où le plaisir n’est pas immoral et où il survient dans le cours de l’action, il est aussi à même de nous renseigner sur notre nature. Si nous exerçons une activité conforme à notre nature, notre nature saura s’y exprimer en acte pleinement. Nous éprouverons une aisance naturelle, comme il y aura aisance, il y aura aussi habileté et avec l’habileté sera donnée le plaisir. Nous éprouverons du plaisir, parce qu’au fond nous sommes à notre place à faire ce pour quoi nous sommes fait. C’est en ce sens exact qu’une personne peut-être heureuse dans son travail. A l’inverse, supposons un caissier de banque qui a en fait toujours voulu être professeur d’espagnol. Il fait ce qu’il a à faire, mais son activité rester contraignante. Il n’y a pas d’aisance naturelle, donc pas d’habileté et du coup , son travail ne lui apporte pas de plaisir. En réalité, il n’est pas à sa place. Il n’exerce pas une activité conforme à sa nature. Sa nature ne trouve pas moyen de s’exprimer pleinement en acte. Il est privé de cette gratification d’un plaisir d’agir. Cet homme sera malheureux dans son travail. Il accumulera en lui une frustration qu’il ne pourra que décharger en dehors de son travail. C’est comme si sa nature individuelle, restée repliée et virtuelle, n’avait pas trouvée sa voie d’expression.

    Le plaisir trouvé dans l’action n’est qu’une indication. Il participe de la connaissance de soi. Chacun de nous est doué d’une nature différence de celle d’un autre. Ce qui donne du plaisir à l’un n’est pas ce qui procure du plaisir à l’autre .Les aptitudes de chacun sont déterminées. Au plaisir correspond la puissance de l’individu, dans la terminologie d’Aristote, cela veut aussi dire la vertu de chacun. La puissance désigne la virtualité présente en chaque chose, virtualité qui s’oppose à l’acte qui est le déploiement de la virtualité. Quand le boulanger dort, son savoir-faire de boulanger est en puissance. (R) Car il travaille son savoir faire est en acte. L’action qui vient de l’expression naturelle de nos virtualités est libre de frustration, elle est source de plaisir. « Ceux qui trouvent du plaisir à s’exercer à la géométrie deviennent meilleurs géomètres... et il en va de même de ceux qui aiment la musique, l’architecture et les autres arts : ceux là progressent dans l’ouvrage qui leur est propre qui éprouvent du plaisir à l’exercer ». Ce qui convient à la nature de l’un peut ne pas convenir à la nature de l’autre. Il est donc absurde de considérer qu’il y a des métiers meilleurs que d’autres. Le métier le meilleur, c’est celui qui nous convient, qui est en accord avec ce que nous sommes et c’est tout et c’est aussi celui qui est capable de nous procure le plus de plaisir.

D. Bonheur et conscience d’être

 

    Ce que nous venons par là de comprendre, c’est que contrairement à ce que l’on pense bien souvent, le bonheur est beaucoup moins à l’extérieur de nous qu’on pourrait le croire. Le bonheur ne réside dans aucun objet. Face à des drames, on dit parfois des autres, avec une sorte d’étonnement un peu niais : « mais ils avaient tout pour être heureux !». Nous sommes alors très inquiets, nous nous disons que ces gens qui avaient toutes les conditions réunies pour être heureux... n’ont pas réussi à être heureux. Si cela nous angoisse, c'est parce que cette situation remet gravement en cause une opinion fausse dans laquelle nous nous sommes installés. Si ces gens sont malheureux, alors, nous autres, qui nous trouvons si démuni, quelle chance aurions nous de pouvoir être heureux ? On croit qu’il suffit de rassembler des conditions extérieures : de l’argent, du pouvoir, une reconnaissance sociale, le luxe et le loisir pour être heureux et on constate qu’il n’en n’est rien. (texte)

    Il n’en est rien parce que le bonheur n’a rien à voir avec l’extériorité, ni avec l’objet, il relève entièrement de l’intériorité et du sujet. En sanscrit le mot bonheur est en apparence formé de la même manière qu’en français : sukhâ : su bon, khâ, racine qui signifie habiter ; malheur est duhkhâ, duh mal, kha, espace. Le bonheur le lieu heureux, l’espace où la conscience est heureuse. Le bonheur est un état de conscience. Le malheur, le lieu malheureux, l’espace où la conscience est plongée dans l’affliction. Quel est donc cet espace ? Où se situe-t-il ? S’il est hors de soi, cela implique que des circonstances doivent être réunies pour que nous puissions être heureux. Mais si c’est un espace intérieur alors le bonheur est bien plus près de nous que nous que ne l’avons jamais pensé.

    Le bonheur est différent de la joie que nous tirons du résultat de l’action, de l’explosion émotionnelle de la satisfaction d’un désir longtemps porté. (texte) La joie que nous tirons de la satisfaction du désir vient de nous-mêmes, elle jaillit de nous-mêmes. Pour cette raison, nous pouvons aussi éprouver à certains moments une joie d’être qui est en réalité la vraie joie, la joie sans cause autre que nous-mêmes. Cette joie n’est pas le plaisir que l’on tire d’un organe des sens, ni celui d’une action correctement accomplie. Ce n’est pas non plus le sentiment communicatif de la gaieté qui n’est qu’une joie artificielle et fausse qui peut masquer le désespoir et la tristesse du cœur. Ce qui est désigné par le mot bonheur c’est en réalité un état d’être, un état paisible d’équilibre, un état fait de contentement, de plénitude apaisée d’une conscience de soi qui, cessant d’être tiraillée au-dehors, est rassemblée en elle-même. (texte) Le bonheur, c’est d’être, le bonheur est bien-être au sens où la conscience d’Être est mon bien le plus propre. Mais c’est aussi subtil car quand le bonheur est là, il n’y a pas de « je », on ne peut pas dire « je suis heureux », le bonheur est précisément là quand il n’y a pas la division possible, mais un flux de l’être sans division. Être heureux, c’est être, et même être sans moi. C’est aussi simple que cela, mais parce que nous, nous sommes très compliqués, nous attribuons à cet état une forme : celle du plaisir, celle d’une joie du désir, celle d’une excitation émotionnelle, d’un divertissement, d’une fierté etc.

    Pourquoi croyons-nous que le bonheur tombe du ciel comme une gratification ? Parce qu’il peut en réalité jaillir du cœur à tout instant, parce qu’il est en réalité sans cause. Ce qu'a par exemple compris Julien Green.  (texte) Telle est la La joie sans objet selon Jean Klein. La vraie joie est sans cause, elle est sans objet parce qu’elle est la plénitude de la conscience non divisée en sujet/objet. Le bonheur ne réside dans aucun objet. (texte) Ce n’est que par une ignorance fatale que nous mettons le bonheur dans les objets. (texte) Mettre le bonheur et le malheur hors de soi est ignorance. Ce qui est ici et maintenant dans l’ordre de l’objet demeure neutre, ce qui est ne prend la coloration de bien ou de mal, du rose ou du gris qu’à travers nos lunettes roses ou grises, qu’à travers la représentation que nous structurons de la réalité. Tel est le sens de la fable du laboureur qui répétait devant chaque situation « cela est », tandis qu’au village les gens tour à tour le plaignaient ou le félicitaient de ce qui lui arrivait.

    Il arrive que cette compréhension de l’espace intérieur du bonheur nous advienne dans une expérience verticale. C’est ce que Rousseau découvre par exemple dans les Rêveries du Promeneur solitaire. Rousseau comprend que dans la conscience d’être réside un état apaisé qui est bonheur et que tout ce que l’on désigne sous ce nom d’ordinaire n’est en fait que le plaisir ou une joie passagère. (texte)

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    Il n’y a pas de recettes du bonheur, le bonheur ne se fabrique pas avec des ingrédients, comme on peut faire un gâteau en cuisine (texte). Il n’y a pas de pilules du bonheur, les pilules ne nous donneront jamais que de la gaieté frelatée. Il y a par contre des conseils qu’il est bon de suivre pour éliminer la douleur et guérir la souffrance. L’art de vivre ménage les conditions les meilleures (texte) pour une vie heureuse, mais le bonheur n’appartient à aucun condition

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