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La subjectivité du narrateur dans Un amour de Swann de Proust.

Publié le 25/09/2010

Extrait du document

amour

 

Tout lecteur attentif de La recherche du temps perdu de Proust pourra remarquer trois éléments caractéristiques de l’œuvre. Il sera tout d’abord étonné et peut-être même déconcerté par la longueur et la complexité des phrases. Il aura également l’impression de voir évoluer des personnages à la fois très marqués et très mystérieux. Il notera enfin que le narrateur Marcel présente des similitudes avec l’auteur Marcel Proust. Ces considérations classiques méritent d’être approfondies et analysées. Pour notre part nous les aborderons dans le cadre d’une analyse sur la subjectivité du narrateur et plus particulièrement dans Un amour de Swann.

 

Nous n’aborderons pas la question de la ressemblance entre narrateur et auteur, qui nous semble contredire fortement les convictions défendues ardemment par Proust, notamment dans son Contre Sainte-Beuve : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans la société, dans nos habitudes, dans nos vices «. Nous étudierons en revanche en détails la présence du narrateur dans l’énoncé et notamment dans les descriptions des personnages. Ces dernières sont en effet caractérisées par une forte polyphonie qui sont dues à l’évolution du point de vue des personnages et à la divergence de leurs points de vue sur un même objet mais surtout aux interventions continuelles du narrateur. Ces interventions se manifestent sous plusieurs formes et interviennent à l’intérieur même des phrases : cela justifie en partie la longueur et la complexité des phrases proustiennes.

 

Nous analyserons les différentes manifestations de la subjectivité du narrateur après avoir défini les enjeux énonciatifs liés à son statut particulier.

 

I. Un narrateur omniprésent

 

1. Un statut particulier

 

Le narrateur d’Un amour de Swann a un statut particulier : il est à la fois extérieur au récit puisqu’il n’était pas né,  et personnage d’un récit plus large qui concerne toute la Recherche dont il est le héros. Ce statut justifie sa présence subjective dans le récit et l’intérêt particulier qu’il voue à Swann. En effet les amours de Swann préfigurent les malheurs que Marcel connaîtra avec sa fille Gilberte puis avec Albertine. Dès Combray, le personnage de Swann fait l’objet d’une attention particulière qui trouvera sa justification dans Nom de pays : le nom qui suit Un amour de Swann. Marcel se reconnait en Swann[1] et cela explique sans doute que la focalisation dominante soit la focalisation interne de Swann. Swann ne serait alors qu’une variante du Moi narrateur.

 

      En tant que narrateur hétérodiégétique extradiégétique[2] – statut qui lui permet de commenter à tout moment l’objet de son récit-, le narrateur assure pleinement sa fonction commentative. Ces interventions indirectes sont très nombreuses voire omniprésentes et constituent même un trait caractéristique de l’œuvre. La fonction commentative, connaît plusieurs modalités, selon que le commentaire porte sur l'histoire, le récit ou la narration elle-même.

 

Les interventions directes du narrateur sont rares dans Un amour de Swann. La première vient appuyer les remarques précédentes :

 

      « Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! «

 

      Cette intervention situe l’intérêt que le narrateur éprouve pour Swann et situe le moment de l’histoire. Le narrateur commente ainsi son histoire pour indiquer la source d'où il tient son information. Cela est nommé « fonction testimoniale, ou d'attestation « par Genette. 

 

La seconde intervention directe du narrateur assume une fonction de régie :

 

      « Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des sacrifices que l’autre Odette n’eût pas obtenus. «

 

      A travers la parenthèse qui fait allusion au reste de l’œuvre, le narrateur se réfère non plus à l'histoire, mais au récit, au texte narratif proprement dit afin d'en présenter une articulation, d'en clarifier l'organisation générale.

 

      Si la fonction commentative du narrateur s’opère rarement de manière directe, en revanche les interventions subtiles sont très nombreuses et s’effectuent le plus souvent à l’intérieur même des phrases dans les parenthèses et les incidentes.

 

      «  En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise, excessivement riche et entièrement obscure, avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation)  à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être « un amour «, et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs diners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé. «

 

      Le noyau de la phrase, « en dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année-là, (…) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy (…) et à la tante du pianiste (…) «, est complété par une longue parenthèse, des propositions subordonnées relatives explicatives et conjonctives et une apposition. Ces ajouts marquent un second plan c’est-à-dire une voix secondaire qui contient les insinuations du narrateur. La présence moqueuse du narrateur se fait aisément sentir : la parenthèse semble sous-entendre que Madame Verdurin n’a pas sa place parmi des personnes du bas monde. Elle apprécie pourtant Odette. Introduite par la conjonction subordonnée concessive « bien que «, la parenthèse introduit ainsi un contraste sarcastique avec la suite de la phrase et semble mimer l’incompréhension ironique du narrateur.  Par ailleurs, le verbe « déclarait « et les guillemets introduisent une certaine distance et les adverbes d’intensité « excessivement « et « entièrement « vont dans le sens d’une exagération ironique.

 

      Les ajouts du narrateur sont ainsi l’occasion d’apporter des commentaires, de donner des explications, de justifier les descriptions. Il exerce alors une fonction idéologique, qui oriente la signification générale du récit. Cette fonction s’applique particulièrement aux passages analytiques qui prennent une portée plus générale et dans les comparaisons.

 

2.  Locuteur et énonciateur : collaboration et oppositions

 

La subjectivité du narrateur se manifeste de manière indirecte à travers ses choix énonciatifs. La manière dont il présente les évènements et les pensées des personnages trahit sa partialité. Dans Un amour de Swann, le jeu sur les points de vue est une preuve tout à fait intéressante de la présence du narrateur dans l’énoncé.

 

Afin de mieux comprendre les analyses à venir, il convient de définir de manière très synthétique, la notion de point de vue. Rabatel préfère au terme genettien de focalisation celui de point de vue. La focalisation est le choix d’une prise de vue (focalisation interne, externe ou omnisciente) ; le point de vue est la manière dont l’objet visé est perçu par l’instance focalisante. La focalisation est un choix de l’auteur; le point de vue est soumis à la liberté et à l’individualité du personnage qui l’assume. Plusieurs points de vue peuvent s’entrecroiser, se compléter, s’opposer dans le cadre d’une même focalisation. Le point de vue est donc la vision personnelle, subjective et partiale d’un personnage sur le monde qui l’entoure.

 

L’impression d’hétérogénéité et de polyphonie des points de vue dans Un amour de Swann  est due non seulement à l’enchâssement des points de vue des différents personnages et à leur évolution mais également à la présence constante du narrateur dans l’énonciation. Il retranscrit les évènements, les pensées, les paroles des personnages mais ne les approuve pas nécessairement.

 

   Ainsi, Ducrot théorise la distance entre "le dit" et "la retranscription du dit" en distinguant le locuteur et l’énonciateur :

 

    « Le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu’il s’assimile à tel ou tel des énonciateurs, en le prenant pour représentant (l’énonciateur alors actualisé) soit simplement parce qu’il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative, même s’il ne s’assimile pas à eux. «[3]

 

   Le locuteur est l’instance qui profère l’énoncé ; l’énonciateur est à l’origine d’un point de vue. C’est lui qui assume l’énoncé. Le locuteur reproduit le point de vue de l’énonciateur.

 

   « J’appelle « énonciateurs « ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils « parlent «, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. « [4]

 

   Le locuteur est libre de partager ou non le point de vue de l’énonciateur et peut ou non le faire sentir dans l’énoncé. Rabatel parle de « responsabilité « ou de « non responsabilité «. Ducrot parle de « narrateur vicariant « pour désigner un narrateur qui ne partage pas le point de vue de ses personnages.

 

   Dans Un amour de Swann, il n’est pas rare de déceler dans les descriptions le regard accusateur du narrateur. Extérieur à la situation, le narrateur, plus lucide parce qu’il n’est pas directement impliqué dans les faits, est en mesure de déceler et de dénoncer les illusions des personnages et plus particulièrement de Swann :

 

   « Swann laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu’à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. «

 

   « Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus  jamais. «

 

   Ces deux extraits encadrent un discours de Swann sur la grandeur des Verdurin et son choix de les préférer à toutes ses autres connaissances. Cette disposition des commentaires du narrateur tend à discréditer tout le discours de Swann. La phrase qui introduit le passage donne le ton : Swann est victime de ses illusions et se laisse aller à des exagérations saugrenues. La reproduction des paroles de Swann au discours direct substitue le discours narrativisé qui est généralement privilégié par le narrateur lorsqu’il s’agit de retranscrire les pensées de Swann. Ce choix est tout à fait intéressant : le discours de Swann prend ainsi plus de réalité, semble plus apte à retranscrire fidèlement ses pensées que le discours narrativisé ou le discours indirect. L’effet de contraste provoqué par les commentaires du narrateur sera d’autant plus fort et les propos de Swann apparaîtront d’autant plus absurdes. La dénonciation de l’illusion de Swann est d’autant plus percutante que son discours tout entier est marqué par l’exagération et l’emphase[5]. L’effet de chute produit par la conclusion du passage est par ailleurs remarquable : l’effet de contraste produit par l’intrusion du conditionnel passé - « il aurait pourtant pu se dire « - et l’adverbe « pourtant « est renforcé par la répétition de ce dernier  et par la proposition qui clôt la phrase  « il ne les voyait plus jamais « retardée par la proposition circonstancielle. L’effet d’attente produit accentue la chute. L’énumération «  la simplicité, les arts et la magnanimité « résume en trois mots-clefs tout le discours de Swann.

 

   Nous rejoignons ainsi l’idée de Spitzer qui affirme que le narrateur « ne raconte pas en participant, en épousant les idées de Swann, il n’est donc pas « marié « avec ses personnages, mais bien divorcé d’eux. Il nous montre lui-même leurs idées arrêtées, leur partialité. « Il s’amuse des illusions de Swann qui tente en permanence de se convaincre tant de son amour pour Odette que des vertus de sa bien aimée et de son entourage. Les effets de contraste entre les illusions du personnage et le regard  éclairé du narrateur ponctuent ainsi la narration. La transmission du point du vue relève ainsi d’une stratégie énonciative. Les choix énonciatifs permettent au narrateur de prendre de la distance par rapport à l’énoncé.

 

   Ainsi le point de vue du personnage n’est pas reporté par le narrateur de la même manière selon le type de discours choisi. Le discours indirect, le discours indirect libre et le discours narrativisé qui sont privilégiés dans l’œuvre, laissent naturellement plus de place à la subjectivité. Le discours direct lui-même n’est pas une garantie de vérité : la mémoire du narrateur peut faire défaut (volontairement ou non, inconsciemment ou non). Dans Un amour de Swann, le discours direct semble utilisé surtout dans un souci d’effet de réel : lorsqu’il met en scène ses personnages, il  reproduit leurs paroles afin de rendre réelle la scène et de prendre le lecteur à témoin. Le lecteur a l’impression d’assister à l’action et prend plus pleinement conscience du ridicule des personnages :

 

   « Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M. Swann: «Swann?« s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne lui répondait pas: «Swann? Qui ça, Swann!« hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit: «Mais l’ami dont Odette nous avait parlé.«—«Ah! bon, bon, ça va bien«, répondit le docteur apaisé. «

 

Le jeu d’alternance entre le discours direct et la narration ainsi que les commentaires du narrateur  mettent en perspective l’idiotie de Cottard. L’emploi du simple discours indirect aurait été moins apte à produire cet effet. Le discours direct permet de rendre vivants les personnages et de rendre compte avec plus de relief de l’aspect qui fait l’objet de la description.

 

      Ainsi, le choix de la focalisation et de la transmission du point de vue n’est jamais un hasard et est toujours liée à la stratégie énonciative du narrateur. Il se crée alors un décalage entre ce qui est raconté et ce que le narrateur veut faire entendre.

 

II. Les marques de la subjectivité du narrateur.

 

La présence du narrateur se manifeste non seulement dans ses choix énonciatifs mais également à travers les nombreuses marques de sa subjectivité. En effet, sa fonction narrative est très souvent suspendue et remplacée par la fonction commentative. Ces intrusions multiples  prennent différentes formes et différents sens.

 

1.  Sarcasmes et ironie

 

Puisque  le moment du récit est bien postérieur au moment de l’histoire, le narrateur, Marcel, a rencontré les personnages et s’est fait une opinion sur eux. De plus, il n’est pas directement concerné par l’histoire, il est donc à même de prendre du recul, de la distance. Il peut juger les personnages,  déceler leurs ridicules et les mettre en valeur. Les principales victimes du jugement du narrateur sont les membres du noyau et plus particulièrement la « patronne«, Madame Verdurin. Ce personnage vacillant entre le pathétique et le mélodrame semble tout droit sortie d’une pièce de théâtre. Les descriptions qu’en fait le narrateur mettent en avant son caractère surfait au moyen de sarcasmes et d’ironie.

 

      On a souvent analysé l’ironie comme étant fondée sur une inversion de la valeur de vérité. Si on la définit par une prise en compte de l’énoncé, l’ironie « consiste à dire par une raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser[6]. « C’est donc une antiphrase. On ne doit donc pas considérer les termes dont on se sert dans l’ironie dans leur sens littéral. Ainsi lorsque le grand-père du narrateur caractérise le noyau Verdurin de «  joli milieu « on doit percevoir le mépris de vieil homme.

 

   Cependant, l’ironie proustienne ne signifie pas forcément dire l’inverse de ce que l’on pense. Les analyses énonciatives de l’ironie sont en effet plus pertinentes en ce qui concerne l’écriture proustienne. La linguistique de l’énonciation a affiné les définitions de l’ironie. O. Ducrot établit une relation entre l’ironie et la polyphonie énonciative : dans le discours ironique, le locuteur L ne prend pas à son compte les propos qu’il est en train de tenir ; il fait mention de la pensée d’un énonciateur E, dont il se déclare implicitement non solidaire :

 

    «  Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L ne prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l’énonciation[7] «.

 

   L’ironie est donc une mention : le locuteur se fait l’écho d’une pensée dont il se dissocie. Le narrateur exprime ainsi son point de vue au moyen de son énoncé. Sa tactique consiste en ne faisant pas apparaître clairement cette prise de distance mais en se contentant de la suggérer.

 

    « On peut concevoir […] que toutes les ironies sont interprétées comme des mentions ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus infinis. Lorsque l’écho n’est pas manifeste, il est néanmoins évoqué « [8]

 

Ainsi, l’ironie s’insinue dans l’énonciation sans créer de rupture, le discours ironique doit « faire semblant « de se placer sur le même plan que le reste du discours. En somme, pour que l’effet soit complet, il faut que le discours ironique passe presque pour inaperçu. Chez Proust, l’ironie du narrateur se manifeste par une subtile attitude de désengagement. Sa cible principale est sans doute Madame Verdurin, dont l’attitude théâtrale et surfaite prête au rire et au sarcasme.

 

   « M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d’« ennuyeux «, surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d’avoir été sourde comme nous l’affectons, quand un ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour que son silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité ; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours fourré Swann, n’avait pu pénétrer ; son nez légèrement froncé laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche entr’ouverte allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste pour le Palais de  l’Industrie devant lequel le public s’arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s’animer et fit entendre qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si ignorant qu’il disait collidor pour corridor.

 

   — «On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi«, conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux. «

 

Cette description sarcastique laisse aisément deviner la présence du narrateur amusé par la situation. La métaphore, les modalisations et les marques d’ironie sont des indices de son implication.

 

L’assimilation entre Madame Verdurin et une sculpture subit une progression qui va dans le sens de l’exagération.  Le personnage n’est pas seulement comparé à une sculpture, elle en devient réellement une, comme le souligne à plusieurs reprise la négation restrictive : «  son front bombé n’était plus qu’une belle étude de rond de bosse « ; « ce n’était plus qu’une cire perdue (…) «.  La description de son visage fait appel au lexique de la sculpture : ce sont ses formes et ses perspectives qui le caractérisent (« front bombé «, « belle étude de ronde bosse «, « nez légèrement froncé «, « échancrure «). L’assimilation avec une sculpture devient plus nette encore grâce à la progression de la métaphore : «  ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste pour le Palais de l’Industrie (…) «. La forme de la sculpture semble se préciser et prendre de plus en plus d’ampleur. Le champ lexical de la sculpture et notamment la référence au « sculpteur « qui a façonné « l’œuvre Madame Verdurin « si l’on peut dire et le nom anaphorique « le marbre « qui désigne la « patronne «,  rendent totale l’assimilation.

 

L’omniprésence de la métaphore et l’exagération manifeste du narrateur mettent en évidence son ironie. Le rythme des phrases lui-même semble mimer son désengagement. En effet, la longueur des phrases, la multiplication des incidentes et des effets de retardement, semblent mimer une certaine emphase. La phrase « ce n’était plus qu’une cire perdue (…) une majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre «, apparaît comme le point culminant de l’exagération descriptive. La phrase suivante, brève, et introduite par la conjonction adversative « mais «, introduit une rupture. La chute est d’autant plus marquée que le « marbre « dont l’immobilité et la « rigidité « avait atteint un degré maximum, reprend vie. L’insertion du discours direct, qui vient clore le passage achève de « réanimer «, si l’on peut dire, le personnage.

 

La présence ironique du narrateur se manifeste également dans les diverses modalisations (« on eût dit «, « certainement «, « certes «, « une majesté presque papale «) et dans la formule «  en exprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des la Tremoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre «. Les indices principaux de l’ironie sont ici, -outre la connaissance que l’on a par ailleurs sur l’estime du narrateur pour les Verdurin- l’adjectif « imprescriptible « et l’adverbe « certes « qui dénotent une prise de distance. La mise entre guillemets du terme « ennuyeux « va dans le même sens : on parle alors d’ « ironie citationnelle[9] «.

 

Subtile preuve de son désengagement et de sa désapprobation face au comportement des personnages, l’ironie du narrateur se manifeste dans Un amour de Swann dans la mise en scène des ridicules des personnages. L’ironie s’associe ainsi aux sarcasmes pour reproduire le plus fidèlement possible les comportements souvent théâtraux des personnages. L’attitude dramatique de Madame Verdurin, meilleure actrice du noyau,  fait l’objet de descriptions pleines de sarcasme et de dérision :

 

   « Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré (…). De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs «fumisteries«, mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux,— et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité—, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. «

 

La subjectivité du narrateur se manifeste d’une part à travers les hyperboles utilisées : « l’accident «, « cacher un spectacle indécent «, « parer à un accès mortel «, « un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement «. On sent encore ici le regard ironique du narrateur qui ne cautionne pas le comportement excessif de Madame Verdurin qui joue la comédie pour se faire remarquer.

 

La comparaison entre Madame Verdurin et un animal, va dans le même sens : juchée sur son « perchoir «, « un haut siège en sapin ciré « elle se voit attribuée par le narrateur les caractéristiques d’un oiseau : « elle poussait un petit cri «, « ses yeux d’oiseau « jusqu’à l’assimiler totalement à l’animal : « pareille à un oiseau «.

 

L’accumulation des adjectifs et des adverbes caractérisants ainsi que les verbes, associés à l’imparfait itératif, donnent la mesure du réel : «  brusquement «, « plongeant «, « elle avait l’air «. Ils donnent également la mesure du mépris du narrateur : « elle avait l’air «, « pouffer «, « mimique conventionnelle «.

 

Enfin, le rythme et la structure des phrases miment le  ridicule du personnage. La période centrale du passage, présente une chute tout à fait intéressante. La cadence mineure de la phrase crée un effet de surprise et met en valeur l’apodose retardée par les nombreuses incidentes : «  elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement «.  Le noyau de la phrase déjà assez long , « Au moindre mot que lâchait un habitué sur un ennuyeux ou sur un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux (…) elle poussait un petit cri, fermait ses petits yeux d’oiseau (…) et brusquement (…) elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. «, est complété par des « ajoutages « qui la précisent, la complète et donnent plus de force au développement. Ces ajouts miment le superflu du comportement de Madame Verdurin, et ne font que souligner l’absurdité de son comportement. La chute de la phrase, mouvement bref après un mouvement d’extension maximale conclut brillamment la phrase grâce à l’hyperbole.

 

La phrase finale, plus courte, propose un résumé sarcastique de l’ensemble. Le noyau «  Madame Verdurin (…) sanglotait d’amabilité « est entouré d’appositions caractérisantes.

 

On perçoit ainsi le regard sarcastique et méprisant du narrateur pour cette attitude théâtrale à travers la présentation même de la scène. Cette critique est d’autant plus percutante qu’elle parcourt toute l’œuvre.

 

b. Prise de partie

 

Témoin a posteriori des scènes qu’il décrit, le narrateur se permet de temps à autres de défendre certains personnages et de faire apparaître ses préférences. Swann par exemple, bénéficie de la sympathie du narrateur.

 

Lors du premier repas de Forcheville chez les Verdurin, Swann est mis à l’écart jusqu’à être tout bonnement remplacé par ce nouveau venu dans le noyau. Le narrateur fait appel à la figure du parallèle pour mettre en valeur les défauts de Forcheville et la bêtise des Verdurin :

 

   « Le parallèle consiste dans deux descriptions ou consécutives ou mélangées, par lesquelles on rapproche l’un de l’autre, sous leurs rapports physiques ou moraux, deux objets dont on veut montrer la ressemblance ou la différence[10] «

 

Le parallèle a ici une visée argumentative et met en valeur la subjectivité du narrateur. Ce dernier met à distance le point de vue des Verdurin à l’égard de Swann en mettant en valeur ses qualités :

 

   « Mais il [Forcheville] n’avait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann. «

 

Ce passage est composé de deux mouvements. Le premier, jusqu’à et se délecter des autres, expose clairement le point de vue du narrateur et la prise de parti pour Swann. Le second présente un changement de focalisation, et montre le point de vue des Verdurin qui vient contraster le long développement du narrateur.

 

La première partie du passage insiste sur les défauts de Forcheville, la stupidité et la fausseté, auxquels s’opposent l’intelligence et la finesse de Swann. Les expressions caractérisantes font ressentir la présence subjective du narrateur dans la description et plus encore l’effet de contraste entre le jugement du narrateur sur les membres du noyau et celui de Forcheville. En effet, si le narrateur déplore les « tirades prétentieuses et vulgaire que lançait le peintre « et les « plaisanteries de commis voyageur « de Cottard,  Forcheville, lui, est « abasourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les comprendre « et se « [délecte] des autres «. L’attitude de Forcheville est ainsi automatiquement discréditée par les commentaires du narrateur. De même la démonstration de la stupidité de Forcheville ne peut que ridiculiser le jugement des Verdurin à son égard.

 

   La rupture entre les deux parties est artificiellement estompée par l’adverbe justement qui inscrit l’énoncé dans l’ironie et achève de discréditer le point de vue des Verdurin. Un effet de surprise est créé par la seconde phrase : l’adverbe justement  et la proposition mit en lumière toutes ces différences ont tout lieu de faire penser à une continuité de point de vue. Cependant, les deux dernières propositions fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann viennent rompre l’unité de l’ensemble et font ressortir l’ironie du narrateur. La chute et la critique des Verdurin sont d’autant plus marquées par le contraste de longueur entre la première phrase et la seconde. Le long développement du narrateur sur les défauts de Forcheville ne peut que rendre plus absurde la préférence que lui donnent les Verdurin. L’ironie du terme « qualités « attribué à Forcheville - dont le narrateur a pourtant décrit dans la phrase précédente son manque de délicatesse, son hypocrisie et son manque d’intelligence- vise à critiquer la superficialité et le manque de discernement des Verdurin. Cette critique indirecte met en valeur la grande subtilité du narrateur qui ne manifeste sa présence que de manière indirecte. L’habile agencement des points de vue et la structure du passage confèrent au narrateur une certaine supériorité : il impose indirectement son point de vue au lecteur grâce à de subtils effets de contrastes.

 

   Pour conclure, la subjectivité du narrateur, omniprésente dans Un amour de Swann – et l’on peut gloser que cela est le cas dans l’ensemble de la Recherche-  se manifeste sous plusieurs formes. Les interventions de Marcel, qu’elles soient propres à un narrateur classique (lorsqu’il assume la fonction idéologique ou testimoniale par exemple), subjectives de manière subtile ou très ouvertement subjectives, confèrent au récit une dimension polyphonique, didactique et ludique. La richesse des personnages et des phrases proustiens doivent beaucoup à cette présence à la fois perspicace, sarcastique et éclairante.

 

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[1]  I,24 : « ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse «

 

[2] Terminologie de Gérard Genette dans Figures III. Elle désigne un narrateur premier qui raconte une histoire à laquelle il n’a pas participé ; l’histoire de quelqu’un d’autre (par exemple un personnage).

 

[3] Ducrot, 1984, p.205, cité par Alain Rabatel dans « Les verbes de perception en contexte d'effacement énonciatif : du point de vue représenté aux discours représentés  « p.11,12

 

[4] Ducrot, Le dire et le dit, Ed. de Minuit,1984,  cité par Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin Sup’, 2003, p.204

 

[5] P. Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, Paris, 1968, p.409

 

[6] O. Ducrot, Le dire et le dit, p.211.  Cité par Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château, Introduction à l’analyse stylistique, Armand Colin, Paris, 2006, p.150

 

[7] B.Basire, 1985,p.144, cité par Sophie Duval , L’ironie proustienne : la vision stéréoscopique, Paris, Honoré Champion, 2004, p.260.

 

[8] Dan SPERBER et Deirdre WILSON, « Les Ironies comme mentions «, in Poétique 36, 1978, pp.399-412.

 

[9] Fontanier,op.cit.,  p.429, cité par MIRAUX Jean-Philippe, Le portrait littéraire, Paris, Ancrage, 2003, p.29

 

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