L'artiste ne cherche-t-il qu'à nous divertir ?

Même si l'on veut montrer que l'artiste vise autre chose que le simple divertissement, le fait est que l'art est lié au divertissement. Il faudra donc approfondir cette notion de divertissement. On en revient à la question de définition. L'opinion selon laquelle l'artiste cherche uniquement, ou principalement, ou essentiellement, à divertir, cette opinion identifie le divertissement artistique à un amusement destiné à nous faire oublier nos soucis quotidiens, à « nous faire passer un bon moment «, en nous permettant de « nous évader « de la réalité. Or il n'est pas nécessaire d'être un artiste pour procurer ce genre de distraction. Et d'autre part les artistes ne cherchent pas à nous faire « oublier « cette réalité, mais à nous la faire découvrir, ou redécouvrir, autrement. Pour cela il faut qu'ils nous détournent (divertir veut littéralement dire détourner) de ce qui nous empêche de la voir, cette réalité. Tel est le rôle du plaisir esthétique.

On tient là l'indication d'un plan possible en trois parties :

I/ Développement de l'opinion courante : beaucoup de gens pensent que l'artiste est avant tout un amuseur. Son rôle et son but sont de nous distraire. En effet l'artiste doit plaire au public, il répond à une demande, et ce que les gens demandent avant tout à un artiste,c'est qu'il les fasse « rêver «, qu'il leur donne du plaisir. Le développement actuel du marché « culturel « va tout à fait dans ce sens. Cette conception de l'art définit les termes de la façon suivante : Divertissement = distraction destinée à nous faire oublier pour un temps nos peines, nos tracas et nos soucis, à nous soulager du poids de la réalité, en nous entraînant dans un monde purement imaginaire. Art = techniques, savoir-faire, talent permettant à l'artiste d'offrir au public le plaisir qu'il attend. Plaisir artistique (ou esthétique) = sensations agréables et sentiment d'être « à l'abri de la réalité «.

II/ Critique de cette opinion et des définitions qui précèdent, et introduction d'une autre perspective. Tous les amuseurs ne sont pas des artistes. L'½uvre d'art n'est pas nécessairement agréable. Un film fort peut nous secouer nous bouleverser, sans rien à voir avec les distractions proposées par l'industrie cinématographique. L'oeuvre d'art « donne à penser « (Kant). Le plaisir esthétique ne se réduit pas à des sensations agréables. C'est aussi un plaisir de l'intelligence. L'artiste nous fait voir le monde autrement, il veut nous le faire redécouvrir. L'art n'est pas un ensemble de recettes destinées à nous procurer des plaisirs standards. Les artistes vont souvent à contre-courant des « goûts « du public.

III/ Dépassement de l'opposition entre art-divertissement et art « sérieux «. Retour à la notion de divertissement. Précisions nécessaires sur la perspective introduite en II. L'artiste n'est pas un amuseur. Mais ce n'est pas non plus un maître à penser, ni un donneur de leçons, qui voudrait nous imposer un « message «, politique, humanitaire, philosophique, religieux, moral ou que sais-je encore. Le plaisir esthétique n'est pas une pure satisfaction intellectuelle. Il passe par la sensibilité. L'oeuvre d'art est destinée en fat à renouveler notre sentiment du réel, à réveiller notre sensibilité (et donc notre imagination). Pour cela l'artiste doit nous détourner (nous divertir) de notre façon habituelle de voir les choses ou de les imaginer/ C'est le vrai sens du divertissement et du plaisir artistiques. L'artiste est un « distrait « (Bergson) non pas en ce sens qu'il oublierait la réalité, mais en ce sens qu'il est suffisamment détaché de nos préoccupations dominantes, de ces préoccupations qui rétrécissent notre vision du monde. La conclusion serait alors que l'artiste cherche effectivement à nous divertir, mais pour mieux nous faire découvrir le réel. Pour cela il doit nous détourner de nos obsessions et de nos habitudes (ce que nous considérons comme « réel « n'est souvent que la projection de ces obsessions et de ces habitudes). Il vise à régénérer en quelque sorte notre conscience du réel, et d'abord évidemment sa propre conscience du réel. La « récréation « artistique est une ré-création.