Devoir de Philosophie

Partant De ce Qu'il Y A De Plus Intime En Lui, Le Poète Exprime Pourtant Une Expérience Universelle

Publié le 05/12/2010

Extrait du document

 

«Quelle que soit l’intensité de sa souffrance ou de sa joie, un poète en les exprimant vous fera peut-être mieux sentir les vôtres… «. Ce mot du grand Pierre Reverdy pourrait sans nul doute constituer l’épigraphe de ce devoir… Car nous nous efforcerons bien, tout d’abord, de montrer que le poète traduit son ressenti personnel, sa propre vision du monde ; puis nous tenterons d’expliquer une liaison possible de l’ « intimité « et de l’ « universalité «, propre au registre poétique - ce « registre « est grammaticalement correct, la poésie ne constitue-t-elle pas toutefois, non pas un genre littéraire proprement dit, mais effectivement une toute nouvelle façon de penser, de s’exprimer, de se mouvoir, d’agir : d’écrire, aboutissement de l’existence. Nous connaitrions de facto un monde au sein duquel tout est poésie, au sein duquel celle-ci outrepasse de surcroît la stricte production littéraire, créant ainsi un courant philosophique… Cette échappatoire permet-elle cependant la diffusion de la pensée, de l’émotion à l’Humanité tout entière ? Etudions cela dès maintenant.     

  La poésie est un véritable outil didactique permettant d’exprimer simplement sa pensée, avec transparence, offrant une dimension aux possibilités multiples : tout individu peut retranscrire par écrit - et donc laisser une trace dans le patrimoine littéraire de notre monde éphémère - un malaise, un mal-être - nous verrons l’exemple significatif des poètes « maudits « -, une joie, une victoire dans ou bien sur la vie. Nous pouvons alors constater l’intimité de ce type d’écrit que nous retrouvons aisément dans l’œuvre d’Alphonse de Lamartine, d’Alfred de Vigny, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset ou bien encore d’Arthur Rimbaud. « L’Isolement «, in Méditations poétiques, traduit l’état de solitude ardemment désiré par le poète après le trépas de son aimée Mme Julie Charles, Elvire, mais également l’« isolement « physique d’Alphonse réfugié à Milly au domicile de son père. Lamartine décrit son profond désarroi, teinté d’impuissance, dû à la perte de l’être cher, tout est désormais dénué d’attrait, le bonheur s’en étant allé : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! «. Sa rêverie presque suicidaire le pousse à une véritable remise en cause de son existence, accablé de toutes parts - atteint par la souffrance physique, touché par la difficulté pécuniaire, ses idéaux philosophiques sont de plus bafoués - le romantique trouve ainsi refuge au sein de l’écriture poétique dans sa dimension libératrice et déclare : « Je n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même pour moi-même. Ce n’était pas un art, c’était un soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses propres sanglots. «. « La mort du loup «, in Les Destinées, permet quant à elle au poète malmené par l’existence d’exalter des valeurs telles que l’humanité, la bonté, la bravoure, le courage parvenant à un stoïcisme platonicien notoire. Ce poème au symbolisme maîtrisé indique une maîtrise de soi déconcertante ainsi que d’une émotion extrême, ce loup traqué grand, fier et majestueux qui ploiera finalement face à l’Humanité triviale et « débile « des « chasseurs « n’aura pas même un instant vu sa « pudeur « virile entachée. Cette métaphore filée est caractéristique de l’état d’esprit du poète : « Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,/Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,/Et, sans daigner savoir comment il a péri,/Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. «. Les Voix intérieures d’Hugo proposent à elles seules toute la gamme de l’inspiration lyrique et élégiaque alternant les « voix « passionnées du mari, de l’amant et du père. En effet, de son exil dans les Iles britanniques le poète ressent un profond déchirement dû à l’éloignement et à la séparation. Ses songeries dénotent du souvenir des temps heureux, des réminiscences d’un bonheur ineffable d’antan ; mais montrent également la tristesse, le désarroi d’un père impuissant, le dévouement sans bornes que celui-ci cultive pour ses « jeunes têtes «, un père qui sombre peu à peu dans la noirceur et le pessimisme… « Nuit de Décembre «, in Les Nuits de Musset, revisite le passé d’enfant, d’adolescent puis d’amant trahi du poète, réveillant les « fantômes « d’un double étrange et complice à la fois dans une élégie propice à la réflexion et au questionnement. Ombre morbide, ce « convive vêtu de noir « suit Alfred tout au long des étapes de sa vie, allégorie de la fatalité et de la mort, il méprise les excès de la jeunesse dans l’expérience, encore une fois personnelle de l’auteur. Nous terminerons par l’évocation du poème « Roman « d’Arthur Rimbaud, in Poésies. Ce dernier, pourtant daté d’octobre 1870 à l’instar du « Dormeur du val «, exprime des émotions davantage intimes et secrètes conservant toutefois la dimension allégorique de l’exaltation d’une jeunesse désabusée découvrant la liberté ainsi que l’amour éperdu. Quoiqu’il exploite une thématique lyrique fort classique, le « Roman « transcrit à merveille les mœurs de la jeunesse au cœur d’une guerre franco-prussienne sanglante : la gaieté, l’ivresse, l’amour irréfléchi, seules échappatoires à la violence barbare des belligérants, animalisés, réifiés dans leur violence primitive… Mais fi de tout cela ! « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. «... Le romantisme est particulièrement propice à l’expression des sentiments, notamment au moyen de l’élégie, transposant la poésie en véritables émotions, en elles s’exaltent de fait des passions qui font se mêler des vérités grandissant l’âme au sein d’un monde épuré de tout élément secondaire dans la compréhension de l’œuvre. Ce lyrisme est bien la source de toute création individuelle (au sens premier du terme) : « Je suis le premier qui ai fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ai donné à ce qu’on nommait la muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l’homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et de la nature. «, confie sans gloriole Lamartine, « La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même ; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé. «, affirme ainsi Madame de Staël in De l’Allemagne, ajoutant « on voit la littérature prendre un caractère différent. Ce n’est plus un art seulement, c’est un moyen ; elle devient un arme pour l’esprit humain qu’elle s’était contentée jusque là d’instruire et d’amuser. «. Il s’agit véritablement d’un outil rhétorique, un « moteur « d’éloquence.

      Cependant demeure une question essentielle : « Le courant romantique est-il l’unique à permettre de toucher à l’intime du poète ? «. Il est patent que non : nous choisirons afin d’étayer cette assertion les poèmes « L’Albatros « et « La vie antérieure «, in Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Malgré leur charge symbolique conséquente, ces poèmes conservent les valeurs subjectives des ressentis du poète - présence de la première personne du singulier : pour Baudelaire, un mal-être profond dans la société au sein de laquelle il n’est pas à sa place, celle-ci se trouvant parmi les « hautes sphères «. Le « vol « du sublime poète est entravé par l’« Humanité« grossière et triviale, qui ne peut saisir toute la portée de son œuvre. Un écrit symbolique peut donc posséder un sens caché qui reflète une haine, une douleur, un déchirement propres à son auteur.

     Nous allons désormais montrer que le poète transmet une valeur universelle. Pour cela, l’œuvre de Charles Baudelaire est de nouveau très significative : l’auteur transcrit la condition malheureuse de ses pairs. Nous relevons aisément cette énonciation caractéristique dans « L’Albatros «, l’artiste moderne incompris suit la métaphore, voire la métonymie de « Ce voyageur ailé «, « vaste oiseau des mers «, « indolent compagnon de voyage «, « gauche et veule «, dont le vol majestueux est entravé par les mesquineries et petitesses, « huées « des « hommes d’équipage « :  « Le Poète est semblable au prince des nuées […]/ Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. «. Cet ultime vers du poème synthétise la thèse de ce dernier ; nous noterons bien évidemment la dimension globale des hémistiches due à la majuscule emphatique, révélant donc un symbolisme omniprésent qui apparaît de surcroît dans le célébrissime sonnet « Correspondances « (idem supra), exacte définition de l’esthétique baudelairienne, voir en toute chose un symbole, c’est en effet lui découvrir un sens caché, allégorique, de nouveaux signifiés. Les symbolistes - acteurs du mouvement littéraire qui proposa une alternative au réalisme, en aucun cas les membres d’une école ou bien d’un groupe structuré - rapprochent, et non opposent, les deux versants de l’être à travers deux mondes : l’un très matériel, l’autre totalement fictif et métaphorique (premier quatrain du poème) :

« La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles :

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers. «.

Le symbolisme rimbaldien diffère ostensiblement, il est celui de la symbiose avec son époque, celui de la jeunesse fougueuse qui fustige les décisions sociales et politiques de sa patrie, celui au sein duquel l’adolescent représente ses angoisses, fantasmes et idéaux de liberté, celui de la démonstration de la bêtise humaine : celui de la poésie subversive. Arthur, associé à la provocation, à l’opposition permanente, abhorre le monde « mortel « de son enfance et se révolte de fait. La figure du « dormeur « qui « dort dans le soleil, la main sur sa poitrine/Tranquille. « est d’une efficacité frappante: le lecteur constate le jeu antithétique des registres, un contraste entre la beauté calme et paisible de la nature, hospitalière et protectrice, personnalisée à maintes reprises, et la violence, la dureté marmoréenne du dernier vers : « Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit «. En réalité, le lecteur l’aura constaté par une lecture analytique consciencieuse du poème, cette sentence lugubre peut être repérée dès le premier hémistiche : « C’est un trou de verdure «. La dénonciation de l’absurdité des combats s’inscrit dans une démarche collective, une pensée commune, une expérience humaine partagée.

     Certains poètes tentèrent  d’expliquer ce passage de l’intime à l’universel, à l’instar de Paul Verlaine et de Gérard de Nerval. « Art poétique «, in Jadis et naguère, propose à travers un mètre impair original (neuf quatrains d’ennéasyllabes) une toute nouvelle vision du symbolisme : accompagner impressions et sensation par la mélodie des mots et l’originalité du verbe : « De la musique avant toute chose « ; « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! « ; « De la musique encore et toujours ! «. Verlaine renie les artifices ostentatoires et vains du Parnasse afin de prôner une simplicité des vers qui conduit à une meilleure expression des sentiments, reflet de la vérité : « Et tout le reste est littérature. « ! Cette idéologie est identique à celle de Nerval qui affirme ainsi « A la matière même un verbe est rattaché…/Ne le fais pas servir à quelque usage impie ! «. Cette idée est totalement contraire à  « l’art pour l’art « et place le sens, l’idée, le jugement, la musique des vers avant le strict respect des règles de la poésie classique. Vision littéraire d’une modernité déconcertante… 

      L’intimité de l’auteur, source de l’écrit littéraire poétique, ainsi que le caractère intemporel, éternel du poème, traduisant une expérience universelle ne sont en aucun cas antinomiques : il s’agit de surcroît d’un ordre des choses parfaitement respecté. Le poète est un « prince « car il est celui qui parvient à transcrire sur le papier une pensée, une émotion particulière.  Bien que sans cesse ostracisé, le « prince des nuées « n’est-il pas en conclusion définitive le porte-parole de notre civilisation contemporaine ? Toutes les attentes des peuples reposent sur cet homme, c’est pourquoi celui-ci prend parfois quelque liberté… la poésie n’est-elle pas « un grand jardin […]où il n’y a pas de fruit défendu « (Victor Hugo, in Les Orientales) ?

 

Liens utiles