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PREMIÈRE PARTIE LE bon sens est la chose du monde la mieux partagée " : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont.

Publié le 22/10/2012

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PREMIÈRE PARTIE LE bon sens est la chose du monde la mieux partagée " : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens, ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement * Répartie. peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent. Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun : même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nits distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce. Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur " de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une méthode par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits qu'encore qu'aux * Chance, bonheur fortuit. jugements que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d'un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir que si entre les occupations des hommes purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie. Toutefois il se peut faire que je me trompe. Et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects lorsqu'ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions qu'on en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire que j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me servir. Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison; mais seulement de faire

« 92 Discours de la méthode peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils sui­ vent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent.

Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun : même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussï ample, ou aussi présente, que quelques au­ tres.

Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'es­ prit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hom­ mes, et novs distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun et suivre en ceci l'opinion commune des philoso­ phes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents et non point en­ tre les formes ou natures des individus d'une même espèce.

Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur~' de m'être ren­ contré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes.

dont j'ai formé une méthode par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmen­ ter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médio­ crité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre.

Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits qu'encore qu'aux * Chance, bonheur fortuit.. »

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