Zola, l'Assommoir (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Zola, l'Assommoir (extrait). Dans ce septième volume du cycle des Rougon-Macquart, Zola entreprend la peinture des milieux populaires du Paris des années 1860. À travers le destin de Gervaise et de ses congénères, l'auteur met en place un système d'observation et d'analyse déterministe des tempéraments ouvriers, qu'il conduit jusqu'au symbole. En contant la déchéance de Gervaise, prise dans les vices et les délices de l'ivrognerie et de la prostitution, il annonce la malédiction à laquelle son existence obéit fatalement. L'Assommoir d'Émile Zola [...] Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise partait retrouver Lantier. Mme Lorilleux, devant les voisines, avait une indignation bruyante ; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa femme peignait en jaune de la tête aux pieds ; et, à l'entendre, si elle entrait encore dans un pareil bazar, c'était uniquement pour sa pauvre mère, qui se trouvait forcée de vivre au milieu de ces abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise. Ça devait être elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans ses yeux. Oui, malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé, parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des fleurs. Mon Dieu ! lui, faisait son métier de coq ; un homme est un homme, on ne peut pas lui demander de résister aux femmes qui se jettent à son cou. Mais elle, n'avait pas d'excuse ; elle déshonorait la rue de la Goutte-d'Or. Et les Lorilleux, comme parrain et marraine, attiraient Nana chez eux pour avoir des détails. Quand ils la questionnaient d'une façon détournée, la petite prenait son air bêta, répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longues paupières molles. Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille, lasse et un peu endormie. Dans les commencements, elle s'était trouvée bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même. Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains, elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher, comme pour enlever son ordure. Si Coupeau cherchait alors à plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond de la boutique ; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu changer de peau en changeant d'homme. Mais, lentement, elle s'accoutumait. C'était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois. Ses paresses l'amollissaient, son besoin d'être heureuse lui faisait tirer tout le bonheur possible de ses embêtements. Elle était complaisante pour elle et pour les autres, tâchait uniquement d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennui. N'est-ce pas ? pourvu que son mari et son amant fussent contents, que la maison marchât son petit train-train régulier, qu'on rigolât du matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se la coulant douce, il n'y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, après tout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s'arrangeait si bien, à la satisfaction d'un chacun ; on est puni d'ordinaire, quand on fait le mal. Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude. Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger ; chaque fois que Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait ses nuits. Même, elle avait fini, lorsque le zingueur simplement ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieu du sommeil, et allait continuer son dodo tranquille sur l'oreiller du voisin. Ce n'était pas qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc. Maman Coupeau n'osa jamais parler de ça nettement. Mais, après une dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment bêtes et des femmes joliment coquines ; et elle mâchait d'autres mots plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. Les premières fois, Gervaise l'avait regardée fixement, sans répondre. Puis, tout en évitant elle aussi de préciser, elle se défendit, par des raisons dites en général. Quand une femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que Coupeau, peut-être même davantage. Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu à quatorze ans ? Est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui ? Eh bien ! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne fallait pas qu'on l'ennuyât. Elle aurait vite fait d'envoyer à chacun son paquet. La rue de la Goutte-d'Or n'était pas si propre ! La petite Mme Vigouroux faisait la cabriole du matin au soir dans son charbon. Mme Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle. L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux assises, pour une abomination : il allait avec sa propre fille, une effrontée qui roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle indiquait le quartier entier, elle en avait pour une heure rien qu'à étaler le linge sale de tout ce peuple, les gens couchés comme des bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulant dans leur ordure. Ah ! elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, ça empoisonnait les maisons d'alentour ! Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à cause de la misère ! On aurait mis les deux sexes dans un mortier, qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les cerisiers de la plaine Saint-Denis. « Ils feraient mieux de ne pas cracher en l'air, ça leur retombe sur le nez, criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son trou, n'est-ce pas ? Qu'ils laissent vivre les braves gens à leur façon, s'ils veulent vivre à la leur... Moi, je trouve que tout est bien, mais à la condition de ne pas être traînée dans le ruisseau par des gens qui s'y promènent, la tête la première. « Et, maman Coupeau s'étant un jour montrée plus claire, elle lui avait dit, les dents serrées : « Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça... Écoutez, vous avez tort, vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai jeté à la figure votre vie, à vous ! Oh ! je sais, une jolie vie, des deux ou trois hommes, du vivant du père Coupeau... Non, ne toussez pas, j'ai fini de causer. C'est seulement pour vous demander de me ficher la paix, voilà tout ! « [...] Source : Zola (Émile), l'Assommoir, 1877. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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