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LA BRUYÈRE (Jean de)

Publié le 22/01/2019

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LA BRUYÈRE (Jean de), écrivain français (Paris 1645 - Versailles 1696). Sa biographie est celle d'un homme sans histoire. Baptisé en l'église Saint-Christophe de la Cité, il est issu d'une famille bourgeoise de vieille souche parisienne. Son grand-père maternel était procureur au Châtelet, son père contrôleur des rentes sur l'Hôtel de Ville. Famille sinon riche, du moins aisée. Par ailleurs, la lignée paternelle appartenait à ces dynasties de bourgeois d'offices qui n'hésitèrent pas à se dresser contre les rois, dans la Ligue, puis dans la Fronde. Lui eut une vie des plus calmes : il fit des études de droit (il soutint sa thèse à Orléans en 1665) et acheta, en 1673, sans doute grâce à sa part d'héritage, une charge de trésorier à Caen : mais, hormis un bref voyage pour aller prendre possession de son emploi, il vécut constamment à Paris, dans une oisiveté qu'occupaient de vastes lectures. En 1684, il devint précepteur du petit-fils du Grand Condé. Puis, son élève entrant dans la vie adulte (1686), il resta à son service avec un vague titre de « gentilhomme de M. le Duc », et la charge de la bibliothèque. En 1688, il publia, sous l'anonymat, ses Caractères : tardive entrée en littérature, mais succès immédiat, entraînant 9 rééditions augmentées et remaniées, qui parurent jusqu'en 1696. En 1693, il fut élu à l'Académie, où il prit position, par son Discours de réception, pour les « Anciens » dans la querelle qui les opposaient aux « Modernes ». Il entreprit ensuite des Dialogues sur le quiétisme, favorables à Bossuet, dans la polémique qui sévissait alors entre ce dernier et Fénelon ; mais il mourut sans les avoir achevés.

 

La Bruyère présenta modestement son livre comme une adaptation des Caractères de Théophraste. La première édition propose d'ailleurs, en tête du volume, une traduction de l'ouvrage grec, suivie des propres Caractères de La Bruyère, qui portent en sous-titre « les Mœurs de ce siècle ». Se donner seulement pour l'imitateur d'un auteur antique était alors monnaie courante, surtout dans le groupe des « Anciens » où La Bruyère comptait ses amis. Ainsi, La Fontaine plaçait ses Fables sous l'égide d'Ésope, Boileau ses Satires dans la lignée d'Horace, et Racine lui-même se prévalait d'Euripide. Il y a là un choix d'ordre esthétique, plus qu'un signe de modestie personnelle. Dans les rééditions d'ailleurs, à partir de 1691, la traduction de Théophraste fut imprimée dans un corps plus petit, tandis que La Bruyère, levant un anonymat que le public avait depuis longtemps percé, laissait apparaître son nom dans le corps du texte (« De quelques usages », 14). Mais cet effacement de l'écrivain avait pour effet de donner au lecteur l'impression qu'il se trouvait en contact plus direct avec le texte. Or le sujet de l'ouvrage est d'offrir aux contemporains

un portrait d'eux-mêmes ( « Je rends au public ce qu'il m'a prêté, j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage... Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature... », Préface}. Cette formule, raison du succès, fut d'ailleurs souvent comprise de façon restrictive : on chercha dans les Caractères des croquis de contemporains dissimulés sous les noms à consonance grecque, et il circula plusieurs listes de « clés ». Aucune n'était fiable, car tel n'était pas le projet de l'auteur. Il ne se borne pas davantage à une simple imitation de Théophraste, qui faisait le tableau d'un certain nombre de types sociaux (« Du grand parleur », « De l'impudent ») ou de traits de mœurs (« De l'épargne sordide », « De la

 

superstition »). La Bruyère a profondément transformé son modèle : son livre prend la forme d'un ensemble de « fragments », agencés en chapitres autour de quelques thèmes majeurs ; ces fragments sont de trois ordres : des maximes, des réflexions un peu plus étoffées, enfin des portraits plus détaillés. À travers cette forme discontinue se révèle l'influence des moralistes modernes. Certains avaient déjà utilisé le terme de « caractères » en titre de leurs ouvrages : ainsi l'Anglais J. Hall {les Caractères, 1608 ; traduit en français en 1610) ou le P. Le Moyne {Peintures morales, où les passions sont représentées par tableaux, par caractères et par questions, 1640). Mais c'est la lignée de Montaigne, Pascal et La Rochefoucauld qui influence le plus La Bruyère, et d'abord dans l'essentiel de sa démarche : il peint bien les mœurs de son temps, mais à travers elles, il trouve matière à énoncer des vérités générales.

 

La première édition comprenait 420 fragments, en grande majorité des « maximes », avec à peine une dizaine de portraits esquissés. Au fil des rééditions, le nombre des remarques augmenta (jusqu'à 1 120 dans l'édition de 1694), en même temps la part des maximes diminuait, tandis que se développait la part des réflexions et des portraits. La Bruyère ne cessa, d'autre part, de procéder à des remaniements, déplaçant l'ordre des fragments à l'intérieur des chapitres ou même entre les chapitres. La structure de l'ouvrage est donc difficile à définir. On peut cependant discerner une progression d'ensemble. Un premier mouvement (du chapitre i « Des ouvrages de l'esprit » au chapitre x « Du souverain ou De la République ») est orienté vers l'analyse de faits de société et culmine dans une réflexion sur le système politique. Un second ensemble (du chapitre xi « De l'homme » au chapitre xvi « Des esprits forts ») est davantage tourné vers une méditation sur la condition humaine, qui aboutit à une prise de position pour la foi et contre les libertins. Un tel schéma répond à un souci didactique (« On ne doit parler, on ne doit écrire, que pour l'instruction », Préface} ; il est conforme à un projet d'apologie, et classique dans son principe : il s'agit avant tout de corriger les mœurs. Mais, sous cette structure et cet objectif général, on discerne aussi des lignes de force plus profondes. Elles sont perceptibles dans le travail d'ajouts et de corrections : au fil des éditions, le regard de La Bruyère sur son temps se fait plus acéré, plus pessimiste. Autant que de corriger les mœurs, il s'agit pour lui, de plus en plus, d'exprimer son désenchantement et une morale sans illusion (« L'homme de bien est celui qui n'est ni un saint ni un dévot, et qui s'est borné à n'avoir que de la vertu. » « Des jugements », 55). Attitude de bourgeois écœuré par les futilités des nobles ? Il est significatif que les portraits les plus comiques soient consacrés à des êtres occupés de choses vaines (ainsi le célèbre amateur de prunes) et où l'excès de vanité coexiste avec l'absence de principes (ainsi Pamphile, au chapitre « Des Grands »). Attitude aussi d'un nostalgique du temps jadis, où les mœurs étaient plus solides : en cela, La Bruyère exprime les vues d'une bourgeoisie et d'une noblesse de robe attachées à un idéal de sérieux et de rigueur plus qu’au clinquant de la mode. Attitude, donc, conservatrice, qui se réfugie dans l'appel à une monarchie forte et à un catholicisme tout orthodoxe, de même qu'en littérature, La

 

LA BRUYÈRE

Bruyère opte pour la tradition et se range du côté des Anciens.

 

Le meilleur indice de la position effectivement occupée par La Bruyère est le ton particulier qu'il donne à son ouvrage. Le genre d'écriture qu'il pratique ne peut avoir de sens qu'au prix d'une recherche de l'expression : en effet, la forme du fragment oblige à une formulation condensée, lapidaire souvent, qui doit unir la densité et l'agrément. Là encore, il se fonde sur une doctrine toute classique, celle qui prône le souci de la formulation exacte (« Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne », « Des ouvrages de l'esprit ») ; d'autre part, il cherche à tenir en éveil l'esprit du lecteur en lui offrant le plaisir de la diversité. Ainsi, ses portraits sont savamment mis en scène : ils débutent volontiers comme des pièces de théâtre, créant un effet de surprise, recourant ex abrupto au style direct ( « Ô temps ! Ô mœurs! s'écrie Héraclite... », «Des jugements ») ; ils sont plus des portraits en action que des descriptions : une telle théâtralisation donne vie au texte, de même que la combinaison de trois types différents de fragments y est propice à des variations de rythme. Mais l'essentiel est à chercher dans le rythme de la phrase. La Bruyère joue sur les énumérations, les clausules et sur ce que l'on a nommé des « guillotines » (phrases brèves et incisives intervenant dans une construction plus ample et plus modérée). Il obtient ainsi une écriture « coupée » qui crée des effets de surprise. Il joue aussi sur le sens des mots, faisant naître l'humour du dévoilement inattendu d'un sens second et ironique, comme dans cette formule métaphorique aussitôt suivie de son explication : « La cour est comme un édifice bâti de marbre : je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs mais fort polis. » Les Caractères débutent par une formule qui a fait florès : « Tout est dit et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. » Ce lieu commun n'est pas à lire de façon myope ; il indique un désir de dire non pas des vérités nouvelles, mais de dire autrement, de créer par une nouvelle disposition du langage : si leur titre postule une visée didactique, les Caractères s'ouvrent par une formule qui affirme leur littérarité.

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