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LA CRISE DE L'ESPRIT DE VALERY

Publié le 06/04/2011

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esprit

   Le canon de la Marne et de Verdun dissipe le décor oriental et les métaphores symbolistes : l'Europe est menacée non dans l'avenir, mais dans l'immédiat, et la victoire ne fait pas reculer le danger. Aussi la pensée se concentre, la forme se dépouille des ornements futiles; c'est un cri d'alarme que Valéry lance à tous les Européens dans les deux lettres intitulées La Crise de l'Esprit, d'abord publiées en avril et mai 1919 par la revue londonienne l'Athenaeum, puis par la Nouvelle Revue Française et insérées finalement dans Variété. La conclusion de l'Avant-Propos de Regards sur le monde actuel montre la filiation de ces Lettres par rapport aux premiers essais, et leur paternité dans les développements ultérieurs : La Crise de l'Esprit que j'ai écrite au lendemain de la paix, ne contient que le développement de ces pensées qui m'étaient venues plus de vingt ans auparavant. Le résultat immédiat de la grande guerre fut ce qu'il devait être : il n'a fait qu'accuser et précipiter le mouvement de décadence de l'Europe. Toutes ses plus grandes nations affaiblies simultanément ; les contradictions internes de leurs principes devenues éclatantes ; le recours désespéré des deux partis aux non-Européens, comparable au recours à l'étranger qui s'observe dans les guerres civiles ; la destruction réciproque du prestige des nations occidentales par la lutte des propagandes, et je ne parle point de la diffusion accélérée des méthodes et des moyens militaires, ni de l'extermination des élites, telles ont été les conséquences... de cette crise...   

esprit

« civilisation évanoui.

L'Européen d'avant 1914 était un être complexe où fusionnaient les éléments les plushétéroclites pour former un alliage unique : l'homme moderne.

L'Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite dece modernisme.

Chaque cerveau d'un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l'opinion ; toutpenseur une exposition universelle de pensées...

Romain Rolland, Gide, Valéry lui-même offrent l'exemple de cesœuvres où se trouvent une influence des ballets russes, un peu du style sombre de Pascal, — beaucoupd'impressions du type Goncourt, — quelque chose de Nietzsche, quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus àla fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d'un je ne sais quoide britannique difficile à doser... Ce dosage subtil ne composait pas seulement l'écrivain français; on le découvrait également chez les adversairescomme le poète Rilke, dont Valéry dira qu'il est l'esprit le plus international que l'on puisse imaginer.

Rilke, d'origineautrichienne, né à Prague, parcourant l'Allemagne, la Russie, l'Italie, la France, devenant secrétaire de Rodin ettrouvant dans les œuvres méditées de Valéry le correctif à son inspiration visionnaire, représente cet espriteuropéen accessible à toutes les influences artistiques et intellectuelles. A vrai dire, la guerre n'a pas complètement détruit ce type exquis d'humanité, mais en 1919, le contact entre lesdivers pays n'a pas encore été rétabli et les tombes sont encore trop récentes.

L'Hamlet européen dans le passéregarde les millions de spectres et dans l'avenir, il ne voit plus des hommes, mais des insectes sans personnalité,dominés par les lois de l'espèce, une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. Deuxième lettre. La deuxième lettre, complétée par une Note, extrait d'une conférence donnée le 15 novembre 1922 à l'Université deZurich, répond à une question implicitement posée dans la première : « Si la loi de l'Histoire veut que les civilisationsnaissent, fleurissent, puis se fanent, à quoi bon s'étonner et regretter ? L'Europe a subi son destin et peut-être n'enméritait-elle pas d'autre.

» — C'est contre ce fatalisme que proteste Valéry.

La précellence de l'Europe est nonseulement incontestable, mais méritée.

L'Europe, ce petit cap du continent asiatique, est le cerveau du monde : Lesautres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes de premier ordre, des constructeurs etmême des savants.

Mais aucune partie du monde n'a possédé cette singulière propriété physique : le plus intensepouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l'Europe et tout en est venu...

Commentexpliquer ce pouvoir sans reconnaître aux hommes des qualités exceptionnelles, un équilibre entre les dons opposésd'autres régions? L'Européen est seul à détenir l'avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureuxmélange de l'imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme nonrésigné...

Il est équidistant des nègres variables et des fakirs indéfinis. Minorité agissante. Les progrès des civilisations ne viennent pas des masses, mais de minorités agissantes, telle la Grèce dans le mondeantique.

Jusqu'en 1914, ce fut le rôle de l'Europe d'apporter au monde moderne les inventions de son esprit et lesréalisations de sa technique, mais ses dons imprudents risquent d'être la cause de sa décadence.

Dans les deuxLettres comme dans Regards et dans la Note, Valéry insiste sur ce renversement futur des forces militaires etindustrielles : Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses.

La concurrence entre lesdiverses nations de l'Europe a conduit à exporter les procédés et les engins qui faisaient de l'Europe la suzeraine dumonde...

Considérez ce qu'il adviendra de l'Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines deCreusot ou d'Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l'acier, la soie, le papier, les produits chimiques et le restey seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles...

Il ne faut pas espérer assimiler des populationsaux religions et aux façons de penser si différentes des nôtres.

Le moyen de salut n'est donc plus dans la puissancematérielle, mais dans l'extension de l'esprit européen à des peuples plus jeunes et pratiquant une politique à lamesure de leur puissance : Dans l'ordre de la puissance, et dans l'ordre de la connaissance précise, l'Europe pèseencore aujourd'hui beaucoup plus que le reste du globe.

Je me trompe, ce n'est pas l'Europe qui l'emporte, c'estl'Esprit européen, dont l'Amérique est une création formidable...

{Note). Mais la consolation est douloureuse elle-même, car elle est un aveu d'impuissance.

Faute d'avoir eu une politiqueaussi évoluée que la science, l'Europe s'est épuisée en vains conflits : Les misérables Européens ont mieux aiméjouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surentprendre...

L'Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine (Avant-propos). Qui est Européen ? L'Europe, nous dit la Note, a d'abord été limitée à la bordure de la Méditerranée et s'est présentée comme unmarché animé, puis elle est devenue un vaste usine, enfin une sorte de ville gigantesque aux quartiers divers quel'on parcourt en peu d'instants : Elle a ses musées, ses jardins, ses ateliers, ses laboratoires, ses salons.

Elle aVenise, elle a Oxford, elle a Séville, elle a Rome, elle a Paris...

Mais en fait, l'Europe est beaucoup plus étendue.Sont Européens les peuples qui ont subi la triple influence de Rome, modèle éternel de la puissance organisée etstable, du christianisme, qui en dehors de son apport religieux, politique et moral, a enseigné à l'homme à seconnaître, enfin de la Grèce, qui a institué la discipline de l'Esprit..., une méthode de penser qui tend à rapportertoute chose à l'homme.

De cette discipline est née la géométrie euclidienne, modèle parfait de raisonnementmathématique et forme vers laquelle tendent les autres sciences, dont le langage n'a pas encore atteint cetteperfection.

La conséquence, c'est que, partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où. »

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