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André Malraux, PRÉFACE AUX LIAISONS DANGEREUSES, roman de Pierre Choderlos de Laclos

Publié le 17/01/2022

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 Préface aux Liaisons dangereuses  Le personnage significatif tel qu'il naît chez Laclos n'est pas un ambitieux : encore que son domaine soit très proche de celui de l'ambition, puisqu'il est celui de l'action sur les êtres. Ni la marquise ni Valmont n'ont envisagé le pouvoir politique comme moyen d'action : la société trop forte encore les contraint à l'hypocrisie, comme Julien, mais non comme les héros de Balzac, nés plus tard. Pourtant, comme on conçoit aisément une politique de Valmont, et comme elle serait proche de celle de l'autre technicien du masque, Machiavel... A moins qu'elle soit seulement celle que Laclos mit au service du duc d'Orléans...  Les personnages significatifs de Laclos ont, pour agir sur le lecteur, une raison profonde : ils portent d'autant plus à l'imitation qu'eux-mêmes imitent leur propre personnage. Fait nouveau en littérature : ils se conçoivent. Et non pas une comédie. Don Quichotte se conçoit en tant que Mambrin, mais il est fou ; Valmont se conçoit bien comme Valmont. Il projette devant lui une représentation de lui-même faite d'un ton particulier, de lucidité, de désinvolture et de cynisme, très concrète pour le lecteur ; et les moyens qu'il emploie pour se conformer à cette image sont ceux que Laclos suggère au lecteur pour ressembler à Valmont. Cette fascination par son personnage est la seule passion véritable du vicomte : elle n'est pas étrangère à sa rupture avec la marquise, et c'est elle qui lui fera accomplir l'acte le plus important à ses yeux de tout le livre : l'envoi de la lettre insultante à Mme de Tourvel3.  Les deux personnages essentiels agissent donc avec d'autant plus de virulence qu'ils le font à deux degrés, sous leur image mythique et leur image vivante ; celle-ci devenant son modèle en action, confronté à la vie, incarné ; l'oeuvre d'art bénéficiant à la fois de la méthode nécessaire à cette image incarnée pour agir, et  du prestige permanent de l'image mythique. Comme le destin de tous les personnages des Liaisons est, à des degrés divers, gouvernés par ces deux-là, ils ont exactement une situation de démiurges ; ils sont descendus de l'Olympe de l'intelligence pour tromper les mortels. Les Liaisons, si on les résumait, seraient une mythologie.  Laclos le sent si bien que, malgré la fin de son roman, malgré le vêtement de faits dont il ajuste si bien les héros, il n'attaque jamais ceux-ci dans leur élément mythique : leur prestige. L'origine des Liaisons est, somme toute, une humiliation de la marquise, puisque, si Gercourt ne l'avait pas quittée, il n'y aurait pas d 'intrigue. Mais cet abandon est pour le lecteur de pure information. De haine véritable (qui donnerait au roman une tout autre épaisseur, et d'ailleurs changerait son optique), de blessure d'orgueil semblable à la blessure d'amour de Mme de Tourvel, il n'est pas question. Jamais Laclos n'a voulu Mme de Merteuil vaincue : la petite vérole, c 'est le dénouement postiche des romans de 1'hypocrisie, l'exempt de Tartuffe. Si bien que, lui qui développe inépuisablement la honte ou la douleur de Mme de Tourvel, ne fera pas écrire une seule fois la marquise vaincue. Qu'on parle d'elle : elle ne parlera plus.

Dans cette préface désormais célèbre, André Malraux définit, en général, le personnage significatif comme un héros qui se donne un but, met en oeuvre la volonté de le réaliser et systématise cette pratique. Ici, il applique cette définition à la marquise de Merteuil et au vicomte de Valmont, les deux protagonistes essentiels des Liaisons dangereuses, roman épistolaire écrit par Laclos, officier  d' artillerie.

 

I. Questions

1. Quelle interprétation globale Malraux donne-t-il des personnages de Laclos ? Qu'est-ce qui fait d'eux des personnages hors du commun ? 2. Comment comprenez-vous l'expression « image mythique « employée par Malraux ? 3. Expliquez la progression de la démonstration logique en insistant sur ce qui relève de la stratégie de Laclos et sur ce qui se réfère à la tactique de ses personnages.

II. Travaux d'écriture

1. Dans la prétendue préface des Liaisons dangereuses — en fait, Laclos a inventé cette présentation de toutes pièces —, un rédacteur affirme avoir rassemblé les lettres des personnages et vouloir engager ses lecteurs à adopter une conduite morale pour ne pas connaître les tourments des correspondants du roman par lettres. Ce but édifiant est-il crédible selon Malraux ? Et, éventuellement, si vous avez lu le roman, selon vous ? Vous produirez une réponse cohérente et rédigée en une quarantaine de lignes. 2. Les personnages de Laclos sont des libertins. Après avoir défini ce terme avec rigueur, vous montrerez, en quarante lignes environ, ce qui caractérise, pour Malraux, la démarche du libertin. 3. Quel est le rôle joué, selon Malraux, par l'orgueil dans la conduite amoureuse du vicomte de Valmont ? Appréciez la validité de ce type de comportement en vous référant à votre connaissance de la littérature et développez votre point de vue personnel (en une cinquantaine de lignes).

 

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« • La thèse de Malraux sur les personnages de Laclos consiste à affirmer qu'ils existent au premier degré, en tantqu'êtres de fiction, et au deuxième degré, en tant que metteurs en scène du désir.

«Les personnages significatifs deLaclos ont, pour agir sur le lecteur, une raison profonde : ils portent d'autant plus à l'imitation qu'eux-mêmes imitentleur propre personnage » (l.

13 à 16).Qu'est-ce que signifie cette affirmation ? Pour Malraux, les libertins se connaissent parfaitement : ils ne cessent des'analyser dans leur lettre et cette représentation de soi exerce une grande séduction sur le lecteur mais aussi surle personnage lui-même.En effet, selon l'auteur de la préface, le vicomte se forge une image claire de lui-même mais, tel Narcisse, il devientamoureux de son image et finit par lui préférer la bien-aimée : « Cette fascination par son personnage est la seulepassion véritable du vicomte : elle n'est pas étrangère à sa rupture avec la marquise, et c'est elle qui lui feraaccomplir l'acte le plus important à ses yeux de tout le livre : l'envoi de la lettre insultante à Mme de Tourvel » (l.24 à 29).Pour Malraux, les héros de Laclos sont des personnages hors du commun parce que ces libertins sont des êtres trèslucides : ils observent leur entourage et ils comprennent la nature des fantasmes et le fonctionnement del'imaginaire humains.

A partir de là, pour séduire autrui, ils jouent le rôle qui, ils le savent, saura plaire.

Ils jouent lerôle de démiurges, autrement dit de créateurs, de metteurs en scène du désir d'autrui : ils deviennent de véritablesdieux de l'intelligence et utilisent leur raison pour manipuler l'imaginaire d'autrui. Question 2: Comment comprenez-vous l'expression « image mythique » employée par Malraux? L'expression « image mythique» employée par Malraux renvoie aux trois significations du mot MYTHE.

Elle désigne, aupremier degré, l'image que les libertins se forgent d'eux-mêmes ; cette image traduit leur idéal de vie, fondé sur leurvision du monde.

Les libertins veulent affirmer leur liberté de pensée et de moeurs.

(première phrase du troisièmeparagraphe).

En outre, elle témoigne de la conception que l'auteur, Laclos, a de la société de son temps.

En effet,pour lui, les aristocrates se forgent un univers à part où ils se conforment à leurs propres valeurs, celles dulibertinage d'esprit et de moeurs.

Enfin, elle renvoie aussi à la mise en forme de cette image dans les lettres duvicomte — Les Liaisons dangereuses sont un roman uniquement composé de correspondances entrecroisées.

En cesens, l'image mythique fonctionne comme une représentation de soi pour le libertin et comme une représentation dulibertin pour le lecteur.L'image mythique tient au prestige de ces personnages : selon Malraux, Laclos « n'attaque jamais ceux-ci dans leurélément mythique : leur prestige ».

Autrement dit, ils ne peuvent pas être vaincus ou, du moins, ils ne sont pasreprésentés comme des vaincus même si le roman aboutit à leur faillite.

La nature de leur image mythique renvoiedonc à leur invincibilité qui produit la fascination du lecteur. Question 3: Expliquez la progression de la démonstration logique en insistant sur ce qui relève de lastratégie de Laclos et sur ce qui se réfère à la tactique de ses personnages. • Suivons la progression de la démonstration logique : elle obéit au schéma de la déduction, qui part du général pouraller au particulier, lui-même cerné dans sa différence spécifique grâce à son rapport à d'autres oeuvres.

Dans sapréface, en effet, Malraux définit le personnage de Laclos comme une illustration de sa propre définition du hérossignificatif, autrement dit un héros lucide et déterminé à affirmer son pouvoir.Dans le premier paragraphe, Malraux cerne la différence spécifique qui distingue le personnage de Laclos des autrestypes de héros.

Il souligne le fait que ni le vicomte ni la marquise ne cherche à affirmer un pouvoir politique.

Ils neveulent pas agir sur une société que Malraux donne comme « trop forte », trop contraignante.

Ils s'opposent auxhéros balzaciens : « mais non comme les héros de Balzac, nés plus tard ».

Ensuite, des restrictions ouvrent la voievers d'autres interprétations possibles : « Pourtant...

», « A moins...

» Malraux suggère qu'on peut interpréterl'absence de visée politique du personnage comme inutile à l'auteur dans la fiction.

En effet, il s'adonne à cettepratique dans la réalité.

Quel est le discours implicite de Malraux ? Le roman traduirait ce que l'auteur ne peut pasfaire.Suit, dans le deuxième paragraphe, l'énoncé de la thèse proprement dite : elle concerne les personnages — dontl'originalité tient au fait qu'ils se conforment à l'image idéale qu'ils ont d'eux-mêmes — et l'auteur : au travers decette représentation, c'est Laclos qui incite son lecteur à prendre exemple sur son héros.

S'impose alors unepremière déduction qui implique une interprétation globale du dénouement : le vicomte préfère son image à sonamour.Dans le paragraphe suivant, Malraux procède à l'analyse de la différence spécifique : il développe l'énoncé de sathèse (« donc ») et introduit un nouvel élément particularisant : l'image mythique, expression particulièrementfrappante dans l'imaginaire du lecteur de la préface de Malraux lui-même.

Les Liaisons dangereuses met en formeune méthode et une pratique au centre desquelles se trouvent l'image mythique des libertins.

S'impose la deuxièmedéduction qui apparaît comme l'implication logique de ce qui précède concernant les personnages.

Nous avonspratiquement un syllogisme : les dieux de l'Olympe, qui manipulent les représentations mythiques, sont desdémiurges (prémisse 1).

Or, les deux héros de Laclos gouvernent le destin de tous les autres personnages (prémisse2).

Donc, les héros de Laclos jouent le rôle de démiurges (conclusion).Apparaît ensuite la troisième déduction ou interprétation provisoire du roman : elle s'impose car elle découle de ladémonstration qui précède — ce qui justifie l'asyndète, ou absence de liaison logique : «Les Liaisons, si on lesrésumait, seraient une mythologie » (l.

41).. »

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