"C'est une poignée de quelques hommes, méconnus, isolés au départ, qui change la face du monde." IONESCO, Antidotes.

« II.

Le rôle des « hommes méconnus, isolés au départ ». 1.

L'Histoire vérifie également l'affirmation d'E.

Ionesco.Le héros apparaît souvent comme le catalyseur des énergies potentielles, et comme celui qui lance l'action : ainsiJeanne d'Arc est au début de son action isolée, suivie seulement de quelques fidèles ; ainsi, plus près de nous, lespremiers résistants à l'occupation nazie en 1940.Les idées nouvelles naissent souvent dans la pensée d'individus d'abord isolés : les philosophes du xviip siècle nesont d'abord qu'une poignée d'hommes qui par leurs écrits vont propager les idées des Lumières.Les grands découvreurs, les grands savants ont souvent dû lutter contre le mépris de la majorité des gens, contreles idéologies dominantes : ainsi Christophe Colomb doit attendre longtemps les moyens de son expédition.

BernardPalissy brûle ses meubles pour alimenter son four à céramique, Galilée doit abjurer devant l'Inquisition ses idées surle mouvement de la terre pour pouvoir continuer à les divulguer clandestinement. 2.

Dans le domaine de l'Art, l'isolement du créateur est tout aussi évident.Sous peine de mourir, l'Art doit se renouveler, l'artiste cherche toujours à créer des formes et des valeurs nouvelles.La majorité est alors dérangée dans ses habitudes de consommation esthétique, les codes sont bouleversés : ainsis'expliquent la célèbre bataille autour d'Hernani de V.

Hugo, le rejet de l'impressionisme ou du cubisme à leursdébuts.Mais ces valeurs nouvelles deviennent vite à leur tour des valeurs reconnues, c'est en ce sens que des créateurs,isolés au départ, peuvent « changer la face du monde ». 3.

Dans le théâtre d'E.

Ionesco, cette idée est souvent présente.

E.

Ionesco lui-même a vécu ses débuts authéâtre comme un auteur marginal, rejeté du grand public comme hermétique : ses premières pièces du43théâtre de l'Absurde, La Cantatrice Chauve (1950) et La Leçon (1950) passent à peu près inaperçues.

Mais ellestiendront l'affiche par la suite pendant des années, battant à Paris tous les records de représentations.Bientôt apparaît dans son théâtre le personnage de Bérenger (Tueur sans gages et Rhinocéros, 1959, Le Piéton del'Air et Le Roi se meurt, 1962).

Or Bérenger représente l'individu aux prises avec la société ; dans Tueur sans gages,au milieu de la résignation de tous, il tente de s'opposer au tueur qui massacre les habitants de la Cité Radieuse,symbole de la force mauvaise et aveugle.

Il succombe à la fin de la pièce, mais dans Rhinocéros ce même Bérengerrefuse de se laisser gagner par la « rhinocérité » (les hommes se transforment en rhinocéros) c'est-à-dire desuccomber à toute idéologie totalitaire, et revendiquer jusqu'au bout sa dignité humaine, là encore face à unecollectivité qui a capitulé : «Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! » Telles sontses dernières paroles. Conclusion On voit donc que s'il est difficile d'affirmer la primauté absolue de l'individu face à la collectivité, il serait fauxégalement d'en nier l'importance.

L'Art, l'Histoire se font à la fois avec des individualités marquantes et les masses.Quoi qu'il en soit, ce thème de réflexion est un thème qui a marqué profondément la pensée et l'oeuvre d'E.

Ionesco; on le retrouve dans cette déclaration faite au magazine Art en 1961, à propos de Rhinocéros : «Un des grandscritiques de New York se plaint que, après avoir détruit un conformisme, n'ayant rien mis à la place, je laisse cecritique et les spectateurs dans le vide.

C'est bien ce que j'ai voulu faire.

C'est de ce vide qu'un homme libre doit setirer tout seul, par ses propres forces et non par la force des autres.

» Voilà encore un appel à « oser ne pas pensercomme les autres ».. »