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CHAPITRE IV de Carmen de Mérimée

Publié le 23/06/2015

Extrait du document

1. Le petit traité d'ethnologie auquel se livre Mérimée semble, à première vue, insi-gnifiant, d'autant plus qu'il a été ajouté en 1847, au moment de la publication de Car¬men en volume (les trois premiers chapitres avaient été écrits en 1845). À y regarder de plus près cependant, on s'aperçoit qu'il est plus motivé et peut-être concerté qu'on ne l'imagine. Au-delà des anecdoctes piquantes et des curiosités en effet, le narrateur s'inté¬resse d'abord au mystère des origines. On le sent glisser insensiblement vers cette ques¬tion pour lui capitale, semble-t-il : d'où sommes-nous, si tant est que les bohémiens por¬tent encore la trace de nos lointaines origines ? Question qui en cache une autre, plus fondamentale encore : qui sommes-nous ? Le fait est que les bohémiens représentent cette part obscure et diabolique partie intégrante de l'homme européen (de l' « homo romanticus «, pourrait-on dire) et qu'ils incarnent une sorte de force spirituelle absolu¬ment irréductible pour qui veut connaître les tenants et aboutissants de la conscience, telle que le philosophe occidental définit ce concept pour en évaluer la complexité. La conscience dans le mal « (on recourt volontairement à la terminologie de Baudelaire), la question du Diable sont probablement les seuls vrais sujets de méditation, les problé¬matiques sous-jacentes de l'écriture mériméenne.

2. Le terme de parasitisme semble adéquat. Dans la première anecdocte (1. 112 à 137) en effet, la bohémienne en question dupe une passante appartenant selon toute vraisemblance (cf. le fichu de soie, etc.) à une classe aisée de la société espagnole. Peut-être s'agit-il d'ailleurs de la comtesse de Montijo que Mérimée connaît personnellement. Dans la seconde anecdote (1. 142 à 152), le même scénario se répète, à ceci près que la victime n'est plus une bourgeoise espagnole mais une paysanne vosgienne et que l'objet de la convoitise de la bohémienne consiste cette fois « en un bon morceau de lard « et non plus en de l'argent. Dans les deux cas, il s'est agi d'assurer sa subsistance aux dépens de ceux qui produisent et consomment normalement biens, denrées et richesses. Le parasite (du grec « parasitos « : littéralement • placé à côté de la nourriture « et donc • qui vit aux dépens, à la charge d'un riche « au xvie siècle) désignant à la fois ce type d'asocial et tout être vivant (le mildiou, par exemple, en botanique) qui prélève une partie ou la totalité de sa nourriture sur un autre vivant, on voit que la notion de parasitisme convient à merveille aux bohémiens que décrit Mérimée et dont il révèle ici l'inaptitude fondamentale au tra¬vail ainsi qu'aux modes d'échange habituels dans une société donnée.

 

CHAPITRE IV Questions p. 125

L'analyse linguistique qui nous est proposée par ailleurs induit également l'idée d'une langue parasitaire. La langue des bohémiens aurait, du fait de leurs migrations, essaimé en un certain nombre de dialectes très dictincts les uns des autres ; leur particularité cependant - contrairement à l'évolution des langues romanes par exemple - tient en leur tendance à assimiler les structures grammaticales ou lexicologiques des langues locales, sans participer en retour à l'enrichissement de ces mêmes langues (l'espagnol, l'alle¬mand...). De la sorte s'est mise en place une situation de bilinguisme originale, puisque un locuteur bohémien a à sa disposition deux langues (l'espagnol et le gitano-andalou pour le cas de l'Espagne), tandis que le « territorial « continue de parler seulement sa langue sans qu'intervienne la réciprocité (cf. I. 176 à 179, 1. 195 à 209).

3. L'Égypte : (cf. pp. 73, 76, 87, 91) (1. 160 à 164). Les renseignements qui nous sont donnés n'apportent aucun élément vraiment nouveau, du point de vue objectif puisqu'il est dit que le rattachement des bohémiens à l'Égypte est hypothétique et relève de la fable «. En revanche, sur le plan symbolique, l'assimilation de l'Égypte à une • patrie pri¬mitive . des bohémiens est pleine d'intérêt : il s'avère qu'ils considèrent ce pays comme leur terre natale, la contrée orientale dont ils sont tous issus, mais aussi comme le domaine de leur Père spirituel ou fantasmatique (patrie > . pater «). On est tenté alors de mettre en regard de ce texte certaines pages de l'Ancien Testament et d'établir toute une série de rapprochements entre le peuple des Hébreux et la « nation • bohémienne évo¬quée dans Carmen (l'errance, la traversée du désert, l'exode, le thème de la tente, le sabbat, le tambourin de Myriam, la prophétesse, etc).

Les uns et les autres ont ceci de commun qu'ils jouissent d'une même proximité symbo-lique, fondée ou imaginaire, avec le Dieu (ou Yahvé) biblique.

4. Mérimée linguiste ? (I. 165 à 194)

Le narrateur, outre les phénomènes d'emprunt dont on a traité plus haut (question 2), fait allusion à la division de la langue • rommani « et à la constitution progressive de micro-systèmes linguistiques autonomes aux structures originales, les dialectes, issus précisément du « rommani «. Il recourt même à son insu, pour sa démonstration, au critè¬re de compréhension dont se servent les linguistes modernes.

C'est là une manière très précise de décrire le processus de dialectalisation et de définir le dialecte comme une réalité synchronique.

Ses motivations cependant ne sont probablement pas celles d'un scientifique ; s'il s'inté-resse aux situations d'incommunicabilité, ce n'est pas tant par souci d'identifier des langues distinctes que pour alimenter ses vieilles hantises, dont celle du Chaos. La dia-lectalisation, c'est aussi la fragmentation des langues, et donc à terme, peut-on penser, leur multiplication infinie ... Le mythe de Babel, une fois de plus, apparaît en filigrane sous le pseudo traité scientifique, trahissant des préoccupations d'ordre religieux.

5. On peut penser effectivement que le narrateur cherche subrepticement à inquiéter son lecteur en le portant à croire - c'est sans doute en rapport avec la prolifération des sociétés secrètes à l'époque - qu'une légion obscure et néfaste s'organise dans l'ombre et que la menace se fait de plus en plus pressante puisque c'est Paris qui, peu à peu, est gagné par le mal ...

6. Au xi siècle, la linguistique - au sens où nous l'entendons actuellement, c'est-à-dire en tant que science ou, en tout cas, approche scientifique de la langue - n'en est qu'à ses balbutiements.

 

CAR MEN

On peut dire sommairement qu'elle se ramène à quatre grandes tendances :

1) La grammaire normative qui se contente d'énoncer des séries de règles figées.

2) La philologie que l'on pratique depuis le xvF siècle et qui vise, par l'étude du latin, du grec, de l'hébreu, à une meilleure compréhension des textes anciens.

3) La grammaire comparée qui, à la suite des travaux de Cuvier sur le sanskrit, l'ira¬nien, le celtique entre autres, tend à retrouver les traces d'une langue mère.

4) La grammaire historique qui, à partir de 1880 environ, s'intéresse aux évolutions lin 

guistiques (des phonèmes par exemple), dans une perspective diachronique donc.

La nécessité d'étudier la langue en synchronie ne se fait jour que peu à peu au xtxe siècle.

Les questions de morphologie (1. 195 à 209) et de sémantique (1. 210 à 227) intéressent Mérimée pour des raisons qui ne sont sans doute pas exclusivement scientifiques, une .fois de plus. Hormis le fait qu'il saisit là l'occasion de donner délibérément dans une cuistrerie anodine et dont il est familier, il est fasciné par le caractère ésotérique d'une langue qu'à l'instar des romantiques, il est tenté de considérer comme la langue mère, la langue première (l'emploi de l'adjectif « pur « à la 1. 196 est en ce sens révélateur). Entendre un tant soit peu de • rommani •, analyser tel ou tel sème, déceler telle ou telle combinatoire grammaticale, c'est en vérité devenir le détenteur d'une parcelle de sacré.

7. (1. 210-211), (I. 228-229), (1. 231). Le narrateur cherche manifestement à en finir avec une dissertation un peu trop pédante à son goût et qui ne le satisfait pas pleinement. Il faut croire qu'il n'est pas parvenu à ses fins et ne cherche pas non plus à revendiquer la paternité de ces écrits un peu théoriques.

Comment comprendre autrement cet ultime « pied-de-nez • au lecteur, cette savante leçon de fausse étymologie à propos du mot • frimousse « ? Tout se passe comme s'il désavouait in fine son souci d'objectivité et se préparait à nouveau à s'éclipser.

8. Étymologie de • frimousse «

NB : Dans La Vénus d'Ille, Mérimée se sert également de fausses étymologies, dans un dessein comique cette fois. (M. de Peyrehorade s'efforce de déchiffrer les inscriptions latines figurant sur sa Vénus noire, mais ses interprétations sont fantaisistes et gro¬tesques).

- frimousse apparaît au xixe siècle, c'est une altération de frimouse (xvir) formé à partir du substantif frime (+ suffixe méridional -ouse)

- frime est d'emploi populaire, on le trouve dans l'expression du DOr : • faire frime de •.

Il provient d'une croisement entre mine et l'ancien français frume, qui a le sens de mine • au xne siècle (> bas-latin frumen : • gosier, gueule «).

« CARMEN plus profond de lui-même à un · médiateur • qu'il vénère et exècre à la fois.

-les femmes bohémiennes -c'est la conclusion de l'anecdote relative au missionnaire G.

Barrow, p.

116 -accordent plus volontiers leurs faveurs pour • deux ou trois piastres • que pour • des onces d'or "· Elles sont donc à la fois vénales et misérables au point de ne rien désirer d'autre que leur propre misère.

Cela confirme le trait de caractère révélé plus haut, trait de caractère probablement lié à une condition sociale très particulière : l'incapacité à se hisser au-dessus du sort, à se soustraire à leur infortune, qui résulte d'un processus d'aliénation.

3.

Leur conception du groupe social (l.

62 à 74) Les bohémiens ont un sens inné et remarquable, nous dit-on, de la collectivité (le narra­ teur parle de • patriotisme ·).

Le lien qui unit un membre de cette communauté à un autre est extraordinairement puissant et pour ainsi dire sacré, qu'il s'agisse d'un lien conjugal, de solidarité ou de connivence.

Le narrateur (l.

72 à 74) remarque que c'est là le propre des sectes et des • associations • marginales : en butte à la loi et aux persécutions offi­ cielles, elles se replient farouchement sur elles-mêmes pour survivre et cultivent une sorte de fanatisme communautaire.

Plus le groupe se ferme, plus ses lois internes se rigidifient et plus l'intérêt collectif prend le pas sur l'intérêt individuel, qu'il lèse toujours davantage.

4.

Les bohérulens et la mort (l.

75 à 90) Le narrateur recourt une nouvelle fois à une anecdote pour fonder ses analyses : selon lui, les bohémiens vivent au contact constant de la mort, qui leur est familière et qu'ils n'ont pas expulsée au dehors de leur espace social.

Celui qui va mourir est installé dans .

la même maison· que les autres, l'on ne fait pas en sorte, comme c'est le cas dans nos sociétés modernes, d'isoler et de cacher les morts, et les agonisants ne sont pas frappés d'anathème.

Les observations de Mérimée rejoignent les conclusions de travaux ethnolo­ giques plus récents à propos de l'organisation et de la symbolique funéraire des sociétés archaïques.

5.

1.

91 à 103 Cette familiarité de la mort se traduit par une • indifférence en matière de religion • qui intrigue fort le narrateur et qui est, à vrai dire, le principal sujet de réflexion pour lui.

Est-il possible que l'angoisse de la mort ait été totalement évacuée 1 Est-il un moyen de se passer de religion, c'est-à-dire de rendre les croyances vaines et inutiles, d'abolir le divin, de supprimer les dieux ? Bref, -préoccupation très positiviste-, comment disquali­ fier, rendre caduc et retrancher de l'existence le métaphysique? Il n'est pas dit, semble-t-il, que les bohémiens aient définitivement réglé la question puisque, malgré tout, certains d'entre eux ressentent • une horreur singulière pour le contact d'un cadavre • et répugnent absolument à · porter un mort au cimetière • ...

6.

L'expression • esprits forts ou sceptiques •, qui rappelle la langue du xvme siècle, précise le rapport qu'entretiennent les bohémiens à Dieu ou aux dieux.

On veut dire par là qu'on ne discerne chez eux aucune agressivité particulière à l'égard de la divinité et qu'ils ne nient pas ni ne mettent en doute l'existence d'un principe supérieur qui repré­ senterait pour l'homme une forme de vérité.

7.

Le passage fait écho aux chapitres précédents, de sorte qu'on peut l'y rattacher et ne pas le considérer comme un simple • appendice • du texte, superflu quant à l'éco­ nomie narrative de la nouvelle :. »

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