La Voie royale, I le partie, chap. i, Le Livre de Poche (Grasset), pp. 65-67. Commentaire
Publié le 27/03/2015
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Accompagné de Perken, Claude Vanner, jeune archéologue parti à la recherche de temples khmers, longe l'ancienne Voie royale qui reliait Angkor au bassin de la Ménam. Les premiers temples qu'il retrouve sont enfouis sous une végétation inextricable.
Décomposée par les siècles, la Voie ne montrait sa présence que par ces masses minérales pourries, avec les deux yeux de quelque crapaud immobile dans un angle des pierres. Promesses ou refus, ces monuments abandonnés par la forêt comme des squelettes? La caravane allait-elle enfin atteindre le temple
5 sculpté vers quoi la guidait l'adolescent qui fumait sans discontinuer les ciga‑
10 compte, qui le séparait de lui-même avec la force angoissante de l'obscurité. Et partout, les insectes.
Les autres animaux, furtifs et le plus souvent invisibles, venaient d'un autre univers, où les feuilles des arbres ne semblent pas collées par l'air même aux feuilles gluantes sur lesquelles on marchait : de l'univers qui apparaissait par‑
is fois dans les furieuses trouées du soleil, dans le remous d'atomes scintillants où passaient, rapides, des ombres d'oiseaux. Les insectes, eux, vivaient de la forêt, depuis les boules noires qu'écrasaient les sabots des boeufs attelés aux charrettes et les fourmis qui gravissaient en tremblotant les troncs poreux, jusqu'aux araignées retenues par leurs pattes de sauterelles au centre de
20 toiles de quatre mètres dont les fils recueillaient le jour qui traînait encore auprès du sol, et apparaissaient de loin sur la confusion des formes, phosphorescentes et géométriques, dans une immobilité d'éternité. Seules, sur les mouvements de mollusque de la brousse, elles fixaient des figures qu'une trouble analogie reliait aux autres insectes, aux cancrelats, aux mouches, aux
25 bêtes sans nom dont la tête sortait de la carapace au ras des mousses, à l'écoeurante virulence d'une vie de microscope. Les termitières hautes et blanchâtres, sur lesquelles les termites ne se voyaient jamais, élevaient dans la pénombre leurs pics de planètes abandonnées, comme si elles eussent trouvé naissance dans la corruption de l'air, dans l'odeur de champignon,
30 dans la présence des minuscules sangsues agglutinées sous les feuilles comme des oeufs de mouches. L'unité de la forêt, maintenant, s'imposait; depuis six jours Claude avait renoncé à séparer les êtres des formes, la vie qui bouge de la vie qui suinte ; une puissance inconnue liait aux arbres les fongosités, faisait grouiller toutes ces choses provisoires sur un sol semblable à
35 l'écume des marais, dans ces bois fumants de commencement du monde. Quel acte humain, ici, avait un sens? Quelle volonté conservait sa force? Tout se ramifiait, s'amollissait, s'efforçait de s'accorder à ce monde ignoble et attirant à la fois comme le regard des idiots, et qui attaquait les nerfs avec la même puissance abjecte que ces araignées suspendues entre les branches,
«
(COMMENTAIRE)
L'e_!JlE!_ll~~ll _ _!:~x_!e_: ~écrire l'informe
Extrait d'un roman qu'on a qualifié de roman d'aventures exotiques, ce
passage présente la description subjective de la jungle cambodgienne, uni
vers
du grouillant et de la désagrégation.
Face à cette existence brute et
élémentaire, le personnage, qui hésite entre la fascination et la répulsion,
retrouve ultimement la conscience de son identité propre.
llJ!!'!_~scription subjective_
Le texte peut être décomposé en trois parties.
Le premier paragraphe
expose le cadre de la description (la forêt que traverse l'ancienne Voie
royale), qualifie le
regard à travers lequel l'espace est perçu, pour se
conclure sur une phrase qui annonce le principal thème du discours: les
insectes.
La deuxième partie, qui s'ouvre avec le début du second para
graphe et se termine sur «ces bois fumants de commencement du monde», est
occupée par la description de la «Vie qui bouge» et de la «vie qui suinte» de
la jungle cambodgienne.
La dernière partie opère un retour au sujet indi
viduel,
qui tente de s'abstraire du double mouvement de fascination et de
répulsion que produit le spectacle de l'informe et du grouillant.
Le procédé de l'expansion.
Le texte emprunte au dispositif de la des
cription le procédé de l'expansion à partir d'un terme matrice: les
«insectes».
Ce terme est décliné tout au long du second paragraphe, qui
contient comme un catalogue des différentes variétés d'insectes: fourmis,
sauterelles, araignées, cancrelats, etc.
Si le texte descriptif comporte habi
tuellement des termes permettant d'orienter le regard (la droite ou la
gauche, le proche ou le lointain ...
), rares sont ici les éléments d'un tel
repérage: tout au plus peut-on distinguer le haut (les «trouées du so/,eil ») du
bas (les «feuilks gluantes sur ksquelks on marchait»), tandis que le proche et
le lointain semblent se confondre: l'évocation des pattes des araignées,
qui suppose une vision de près, apparaît dans la même phrase que la locu
tion adverbiale «de loin».
L'absence de repères crée l'effet d'une immersion passive du personnage
dans un espace qu'il ne domine pas, effet accentué par l'opposition entre ce
que suppose la dénomination «Uz Voie» (le tracé d'une route ou d'un che
min) et la réalité: une masse végétale et animale quasi inextricable.
La focalisation interne.
Le narrateur adopte ici le procédé de la focali
sation
interne*, à savoir la restriction du champ à ce que perçoit le person
nage.
L'ordre du texte, la construction des phrases elle-même, semblent
mimer le trajet du regard.
Ainsi, la phrase «Les insectes, eux ...
immobilité dëter-
236.
»
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