La Voie royale, IIe partie, chap. I, Le Livre de Poche (Grasset), pp. 65-67.
Publié le 27/05/2015
Extrait du document
Accompagné de Perken, Claude Vannec, jeune archéologue parti à la recherche de temples khmers, longe l'ancienne Voie royale qui reliait Angkor au bassin de la Ménam. Les premiers temples qu'il retrouve sont enfouis sous une végétation inextricable.
Décomposée par les siècles, la Voie ne montrait sa présence que par ces masses minérales pourries, avec les deux yeux de quelque crapaud immobile dans un angle des pierres. Promesses ou refus, ces monuments abandonnés par la forêt comme des squelettes? La caravane allait-elle enfin atteindre le temple sculpté vers quoi la guidait l'adolescent qui fumait sans discontinuer les cigarettes de Perken? Ils auraient dû être arrivés depuis trois heures... La forêt et la chaleur étaient pourtant plus fortes que l'inquiétude : Claude sombrait comme dans une maladie dans cette fermentation où les formes se gonflaient, s'allongeaient, pourrissaient hors du monde dans lequel l'homme
10 compte, qui le séparait de lui-même avec la force angoissante de l'obscurité. Et partout, les insectes.
Les autres animaux, furtifs et le plus souvent invisibles, venaient d'un autre univers, où les feuilles des arbres ne semblent pas collées par l'air même aux feuilles gluantes sur lesquelles on marchait : de l'univers qui apparaissait par‑
25 bêtes sans nom dont la tête sortait de la carapace au ras des mousses, à l'écoeurante virulence d'une vie de microscope. Les termitières hautes et blanchâtres, sur lesquelles les termites ne se voyaient jamais, élevaient dans la pénombre leurs pics de planètes abandonnées, comme si elles eussent trouvé naissance dans la corruption de l'air, dans l'odeur de champignon,
30 dans la présence des minuscules sangsues agglutinées sous les feuilles comme des oeufs de mouches. L'unité de la forêt, maintenant, s'imposait ; depuis six jours Claude avait renoncé à séparer les êtres des formes, la vie qui bouge de la vie qui suinte ; une puissance inconnue liait aux arbres les fongosités, faisait grouiller toutes ces choses provisoires sur un sol semblable à
35 l'écume des marais, dans ces bois fumants de commencement du monde. Quel acte humain, ici, avait un sens? Quelle volonté conservait sa force ? Tout se ramifiait, s'amollissait, s'efforçait de s'accorder à ce monde ignoble et attirant à la fois comme le regard des idiots, et qui attaquait les nerfs avec la même puissance abjecte que ces araignées suspendues entre les branches,
40 dont il avait eu d'abord tant de peine à détourner les yeux.
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- La Voie royale, I le partie, chap. i, Le Livre de Poche (Grasset), pp. 65-67. Commentaire
- Les Conquérants, IIe partie, Le Livre de Poche (Grasset), pp. 212-215. Commentaire composé
- Les Conquérants Les Conquérants, IIe partie, Le Livre de Poche (Grasset), pp. 212-215. Commentaire
- Extrait : Les Conquérants (3e partie, pp 311-313, Livre de Poche) © Grasset
- LE DEVOIR ET LE BONHEUR (Kant, Critique de la raison pratique, ire partie, livre 1er, chap. II. Trad. frçse P.U.F., p. 61-62.)