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L'ARGOT en littérature

Publié le 14/11/2018

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ARGOT. Lazare Sainéan, dans ses Sources de l'argot ancien, l’a relevé dans le Jargon de l'argot réformé, en 1628. Argot signifie alors « communauté des gueux, des mendiants». Enregistré dans le Trésor franco-espagnol de César Oudin (1645), le mot ne prend son sens actuel que vers la fin du xvnc siècle (on ne le trouve dans le Furetière qu’en 1701, dans le Richelet qu’en 1719). Il correspond dès lors à jargon, très antérieur (gergon en provençal dès le xme siècle). Il est appliqué au langage secret des confréries de malfaiteurs (coquillards, XVe siècle), des marchands ambulants (mercerots), et des mendiants (fin du xvie siècle)... Enfin, c’est au xvmc siècle, par exemple chez Voltaire, qu’on commence à utiliser argot pour désigner l’emploi de mots ou de locutions particuliers à un groupe.

 

L'origine du mot est obscure si les hypothèses sont nombreuses. Les trois moins invraisemblables sont : pour Sainéan, une variante bien attestée de ergot, et le mot signifierait alors : le royaume du crochet, de la « pince et du croc » (Villon); une forme tirée de argue, « filière à tirer l’or et l’argent », par un verbe hypothétique argoter; selon Dauzat, un rapprochement avec le verbe harigoter, pour haricoter, « déchirer », d’où « filouter », malheureusement attesté plus tard. La seule chose acquise, c’est qu'argot est un mot d'argot, de jargon; son obscurité est voulue et, on le voit, efficacement garantie. Il faut noter qu’il affecte l’apparence d’un nom de pays, ce qui permit à Georges Guieysse, auteur, avec Marcel Schwob, d’une Étude sur l'argot français, de supposer une altération en -go d’Arabie, la cour des Miracles étant divisée en sections nommées Égypte, Boëme, Argot, Galilée. Malheureusement, cette idée, séduisante par l’allusion aux images mythiques de l'Orient délictueux (les « bohémiens » sont des mendiants, les « arabes » des voleurs et des pirates, comme les «juifs » sont usuriers, au xvne siècle), est invérifiable, et le suffixe -go (Saint-Lago = Saint-Lazare) paraît postérieur. On ne rappellera que pour mémoire, et comme orientations de l’imaginaire, les allusions tardives à la nef Argo (Maxime Du Camp), à un certain Ragot, « Vaugelas de la langue des gueux » (Rigaud, auteur du Dictionnaire du jargon parisien, 1878), à Argus, l’affirmation d’une identité un peu facile avec Jargon, etc.

 

Le sens initial (« royaume, communauté des truands ») a disparu au xviiie siècle; il ne survit que par la reprise pittoresque qu’en fait Hugo dans Notre-Dame de Paris. Le sens « linguistique » s’est élargi, on va le voir, jusqu’à la confusion.

 

Un usage lexical

 

Avant d’évoquer les rapports entre l’argot et le phénomène du discours littéraire, il est indispensable de situer les deux objets en cause. On ne peut parler de « littérature argotique » comme on parle de « littérature dialectale », par exemple, tout simplement parce que l’argot n’est absolument pas une langue, mais un usage social réduit à quelques originalités lexicales. De tous les traits qui ont servi à le définir, il faut en retenir deux : (a) le rapport à un groupe social désireux d’élaborer un sous-système de communication parlé qui permette une part de secret; (b) un ensemble de moyens langagiers employés à cet effet : développement d’un secteur réservé de vocabulaire, par emprunt, détournement ou forgerie de mots absents de l’usage conventionnel.

 

Liée du XIIIe au xviiie siècle aux mendiants (« truands »), aux gueux, aux groupes délictueux, la notion de «jargon », puis d’« argot » s'étend au xixe siècle, sous l’effet de l’évolution sociale (urbanisation, puis prolétarisation), à l’usage de tout milieu désireux de communiquer à l'abri des oreilles indiscrètes, en même temps qu'elle se rapproche indûment de l’idée mythique d’une « langue de classe ». Il s’agit alors d’usages réservés, qui se traduisent par l’emploi d’un vocabulaire technique, partagé, prédéterminé, et par celui de vocabulaires secrets souvent produits par des codes formels. Socialement, cette extension de sens entraîne de graves ambiguïtés. L’« argot » des grandes écoles, comme celui des artisans, répond à une fonction sémiotique et sociale fort honnête : il s’agit, pour les membres de chaque groupe, de se reconnaître, de se signaler, plus que de communiquer dans le secret. Ni le polytechnicien ni le boucher n’ont rien de très grave à dissimuler : lorsqu’ils parlent leur argot, c’est par connivence et non par une précaution nécessaire. L’argot est alors avant tout un « signum social » (Pierre Guiraud), un indice d’appartenance, comme le vêtement ou les pratiques du snobisme. On retrouve ce trait dans l’utilisation des argots par le discours littéraire. C'est au contraire la dissimulation nécessaire, le rapport entre un groupe adonné à des pratiques condamnées et les hommes qui pourraient le réprimer ou le trahir, qui définit la dimension première de l’argot.

 

Parler de l'argot de l’X, de l’argot du cyclisme, etc., est bon pour le linguiste; ces syntagmes ne sont ni spontanés ni naturels. Mais on conviendra que l’argot des prisons, celui du « milieu » ou de la prostitution sont des indices sociaux et des usages du langage clairement repérés. Pourtant, l’efficacité de ces argots est précaire; elle s’effrite avec leur diffusion. Il semble bien que la nature cryptique du jargon, puis de l’argot, ne survit que jusqu’au deuxième tiers du xixe siècle. Vers 1900 encore, les commissaires Macé et Goron, le policier des mœurs F. Carlier font figure de Champollions des hiéroglyphes du crime quand ils expliquent à leurs lecteurs bourgeois le sens des mots affreux que leur métier les a conduits à entendre, à déchiffrer. Car le « génie de l’argot » (pour reprendre le titre d'une importante étude) est aussi de s’annuler par la transmission étendue. L’argot prémédité du gueux, le sergent va l’apprendre; celui du voleur est volé par le gendarme, celui du truand moderne par le flic... C’est dans cette trahison de ses objectifs essentiels que l’argot devient objet social et se prête à l’exploitation narrative.

 

Argot et littérature

 

Ayant perdu sa fonctionnalité initiale, aujourd'hui dérisoire, morcelée, transitoire, l’argot peut se replier

« dans un rôle esthétique, de nature non plus protectrice mais bien ostentatoire.

D'où le caractère second, retourné, de l'argot en littérature et l'opposition absolue entre son utilisation discursive dans le récit social, inau­ gurée par Balzac, Hugo ou Sue, et son usage spontané, garanti par cette opacité que l'on éprouve avec violence devant les Ballades en jargon de Villon, cas très excep­ tionnel dans notre histoire littéraire.

Cette opacité n'est pas due seulement à un éloignement temporel.

Jamais poème de Rictus, roman de Boudard n'a visé sélective­ ment ses lecteurs, en écartant tout déchiffrage externe.

Le jargon et l'argot anciens sont, doivent être ésotéri­ ques.

Le romantisme, en déchirant le voile, a fabriqué un objet kitsch, parfois repris en spontanéité seconde.

Et cela jusqu'aux élaborations, estimables mais artificielles, des Soliloques du pauvre et aux innombrables « traduc­ tions », souvent laborieuses.

Concluons avec Pierre Guiraud, pourtant explicateur admirable (et critiqué) du jargon de Villon, que, « langue secrète, parasitaire et conventionnelle, l'argot ne saurait constituer un moyen d'expression littéraire ».

Les textes disponibles en argot moderne se réduisent à de médiocres poèmes (un, de Lacenaire, date de 1836), à des chansons, à des témoignages de criminels (le fameux procès des« chauffeurs » d'Orgères), à des paro­ dies (Vidocq a fourni dans la préface des Voleurs celle des commandements de Dieu), jeu qui se poursuit jus­ qu'à nos jours (l'amusante Académie d'argot de R.

Giraud, qui «traduit» Cocteau, Duras, Mauriac et bien d'autres auteurs bourgeois).

Nous retiendrons ici deux processus littérairement pertinents, et bien distincts.

L'un est l'emprunt d'élé­ ments lexicaux caractérisés comme de 1' > (les Misérables, IV• partie, livre vn, d'Albertine ou aux jactances naïve­ ment ordurières des jeunes prostitués qui déçoivent Charlus, dans le Temps retrouvé).

Chez Carco, le lexique argotique sert aussi d'indice social, en situation; avec Sartre, il se fond dans des usages prolétaires ou intellec­ tuels linguistiquement complexes.

Chez d'autres auteurs, le vocabulaire parallèle, image affaiblie d'interdits anciens, pénètre la narration : le nar­ rateur lui-même intègre ou simule le «mot masque».

Céline enrichit ainsi son matériel lexical, l'enchâssant dans la syntaxe la plus travaillée, la plus rigoureuse; Genet exalte les pouvoirs du mot entendu, savouré en colonie pénitentiaire ou en prison, qui devient réservoir d'images, tremplin poétique, arme stylistique.

La fonc­ tion d'indice n'est certes pas absente de ces textes, mais elle passe du personnage et des discours seconds au tissu même du récit.

A cet effet en profondeur s'opposent les extensions en surface.

Un argot authentique ou fictif, pur ou bana­ lisé, se répand sur le texte, substituant aux mots de cha­ cun des synonymes parfois opaques ou inquiétants, mais dont la force est vite compromise par la fréquence.

La densité du vocabulaire « argotique» (souvent plus forte que dans n'importe quel discours spontané observable) devient alors un indice de genre, de catégorie textuelle, bien plus qu'une marque sociale.

Peu nous importe que les poètes narratifs qu'étaient Bruant, Richepin, Rictus, que les narrateurs romanesques que sont aujourd'hui Simonin, Le Breton, Boudard utilisent leurs propres atti­ tudes, reproduisent ou simulent le discours d'autrui.

Le caractère naturel ou artificiel de leurs textes, par rapport à des modèles supposés, ne concernerait que la fonction de témoignage, hors littérature.

Ce qui compte est au contraire la relation entre une forme globale, un texte, et ce matériel lexical « marqué».

Alors la spécificité argotique disparaît : l'effet est aussi net avec des mots techniques, dialectaux, archaïques, plus puissant avec des néologismes absolus (Michaux), ou avec un amal­ game savoureux et invraisemblable de richesses incom­ patibles (Queneau, San Antonio, parfois).

C'est bien, encore une fois, parce que l'« argot >>, phé­ nomène pur, essence langagière ou support littéraire, n'existe pas.

Existe la fonction d'un révélateur de milieu, milieu rendu fictif dans la mesure où il peut être parlé, mais noyau actif de production symbolique.

L'argot en littérature a un pouvoir mythique- et mystifiant.

Comme l'a bien vu Guiraud, cet argot-dans-le-texte suggère des types et une mythologie sommaires plutôt qu'il n'exprime une réalité sociale.

Dans cette fonction, la narration argotisée contribue à la construction des univers parallèles du fantasme social, domaine du cinéma, de la paralittérature, de la bande dessinée.

Par une trajectoire imprévue, le mot d'argot, signe opaque et. »

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