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L’art de Prévost dans « Manon Lescaut »

Publié le 23/01/2020

Extrait du document

lescaut

mieux établie. » Il serait exact de dire que le hasard favorise parfois les coupables amours des héros, souvent les accable. Plus que les actions humaines, il parsème l’intrigue de menus ressorts qui la mettent en branle. Il faut une étrange complaisance de la fatalité pour que le couple puisse connaître ces brusques changements de fortune.

• Le rôle du hasard

Sans la complicité du sort, cette aventure « de fortune et d’amour » se banaliserait en la peinture d’une union paisible que l’accoutumance finirait par embourgeoiser. Mieux : jamais elle n’aurait débuté : il fallut qu’une maligne curiosité poussât le chevalier à suivre le coche d’Arras pour l’empêcher d’être « sage et heureux ». L’histoire tragique de sa passion serait même restée ignorée si, par deux fois, à l’improviste, l’auteur et le narrateur ne s’étaient rencontrés. « C’est quelque chose d’admirable que la manière dont la Providence enchaîne les événements », s’écrie le jeune homme 1 2. Providence ou Fatalité? Il faut souvent une intervention extra-humaine pour renouer les fils d’une trame toujours prête à se défaire. Par exemple, l’exclamation poussée par une vieille femme 3 établit le contact initial, - une hésitation de Manon 4 aurait suffi à décourager son amant, - Tiberge manque les fugitifs d’une demi-heure à Saint-Denis 6, - le couple loge dans un appartement meublé près de l’hôtel appartenant à M. de B. ‘, - l’évasion de Manon manque d’échouer parce que le déguisement qu’on lui apporte est incomplet, - l’algarade avec le cocher est la cause indirecte du meurtre de Lescaut ’, - Des Grieux est disculpé miraculeusement - le hasard fait descendre le jeune G. M. à l’hôtellerie qui abrite les amoureux... Une chiquenaude du destin est alors nécessaire pour faire redémarrer l’intrigue qui s’essouffle et s’épuise.

En effet, la trame semble fragile, tant sont délicats les fils qui la constituent! Elle est faite d’avertissements, de rappels, de mises au point, tous peu perceptibles et qui déterminent sa contexture. Il arrive à Des Grieux de souligner l’importance d’un événement à venir : « Vous verrez que ce n’est pas

vient d’être fondée, et depuis 1717, on déporte en Louisiane des filles de joie.) En 1720, un hasard remet en présence Des Grieux et l’auteur. Le prologue nous reporte à l’année 1715 au 28 d’un mois d’été (juillet?). Le chevalier, âgé de dix-sept ans, a achevé ses exercices publics et part en vacances chez ses parents. La première phase tient en trois semaines : il est logique que le départ soit prompt, - le jeune homme, envoûté par le charme de Manon, lie sans réfléchir son destin à celui d’une inconnue, - que la fillette, considérant cette liaison comme une passade, accepte les hommages du fastueux M. de B. (sa fidélité dure douze jours 2). Puis intervient une longue période de séparation : gardé à vue « dans une chambre haute », pendant « six mois entiers », Des Grieux apprend de Tiberge la trahison de sa maîtresse, s’efforce de l’oublier, reprend goût aux études et à la vertu. Cette reconversion du chevalier persiste vingt-quatre mois (Manon lui reprochera d’avoir « laissé passer deux ans sans prendre soin de (s’)informer de son sort »). Élève brillant, fils modèle, futur prêtre, le héros s’achemine vers un avenir paisible, lorsqu’il est retrouvé et enlevé par la fantasque Manon, - nouvelle cassure dans son destin, aussi brutale et déraisonnable que la première.

Donc, après un démarrage rapide, les amours des protagonistes sont longuement traversées. L’intrigue marque le pas; l’auteur passe vite, car cette période, que ne colore point la passion, est terne. Une fois le couple réuni, les événements iront en se précipitant. Si le refuge à Chaillot dure encore cinq ou six mois, plusieurs incidents vont troubler leur entente et amener une nouvelle catastrophe. Lescaut surgit dans leur intimité pendant l’été 1717; l’incendie détruit leur maison à l’approche de l’hiver, le vol est commis quelques semaines plus tard : il faut placer la liaison de Manon avec M. de G. M. au début du printemps 1718, l’arrestation vers Pâques. Nouveau ralentissement avec la double incarcération à Saint-Lazare et à l’Hôpital qui se prolonge près de trois mois. La double évasion, la mort de Lescaut et le

UN STYLE UNIQUE

Ce roman est présenté comme la transcription d’une confidence. Or, si le narrateur est un dévoyé, il reste un homme du monde; il a des lettres : l’étude de l’éloquence sacrée, les exercices publics lui ont appris à exprimer sa pensée avec subtilité, sur le ton de la bonne compagnie. Aussi le style est caractérisé par l’aisance et la tenue. Les aventures sont narrées à une allure si preste que les personnages semblent emportés dans un tourbillon; les situations les plus scabreuses, les sentiments les plus malsains, perdant toute vulgarité, se parent d’une exquise discrétion.

• Le style fluide du récit

« Mon style, dit Prévost, je le verrais coulant, simple, expressif. » De fait, la phrase des épisodes narratifs est généralement brève, peu chargée de mots, toujours précise et pleine de naturel. Voici la première conversation entre le chevalier et Manon : « J’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seul la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans mes veines... MUe Manon Lescaut (c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait) parut satisfaite de cet effet de ses charmes... Nous nous entretînmes des moyens d’être l’un à l’autre... » La phrase est dépouillée à l’extrême : tout ce qui pourrait l’alourdir ou ralentir sa cadence est éliminé. Aucun mot de liaison, pas d’adverbe. Elle ne comporte guère que deux ou trois propositions dont chacune est indispensable. La lecture laisse une impression de facilité, d’élégance. « Je »..., « Elle »..., « Nous »... Aucune recherche apparente, et pourtant, ni raideur, ni sécheresse. Les faits s’enchaînent d’une manière rapide, inéluctable, comme si les personnages agissaient malgré eux.

De cette manière sont racontés les enlèvements les fuites 3, les arrestations 3, les évasions *, les rencontres 6, l’incendie *, le vol7, la traversée ’..., bref, tous les épisodes

lescaut

« par elle p.

57 sq., -s'évade de Saint-Lazare p.

u2 sq., - fait évader Manon p.

II7 sq., -la retrouve et séquestre son rival p.

150 sq., -blesse en duel Synnelet et s'enfuit au désert avec sa maitresse p.

226 sq., -l'ensevelit dans les sables p.

236.

Les ruptures et les chutes sont dues soit au hasard (un incendie et un vol ruinent le couple, provoquent une nouvelle trahison de la jeune fille p.

66 sq.), -soit aux réac­ tions des rivaux (M.

de B., -M.

de G.

M., -Synnelet), -ou du père indigné (une séquestration de six mois p.

37 sq., -deux arrestations p.

95 et p.

188) -soit aux infidélités de Manon, avec M.

de B.

p.

37 sq., -avec M.

de G.

M.

p.

76 sq., -avec le jeune G.

M.

p.

178 sq.

Les deux amants connaissent donc un bonheur éphémère et toujours menacé.

Même réunis et amoureux, leur sort est plusieurs fois remis en cause par des malheurs subits, de plus en plus terribles· : claustration, vol, prison, meurtre, déportation,...

puisqu'ils aboutissent à la séparation défi­ nitive.

Ainsi, l'intrigue, comme le destin des héros, forme une ligne irrégulière, en dents de scie, avec quelques segments horizontaux, correspondant aux rares moments de quiétude (les trois semaines passées dans l'appartement meublé de Paris p., 36 sq., -le premier séjour à Chaillot p.

62 sq., -le second séjour au même lieu p.

142 sq., -l'existence idyllique à la Nouvelle-Orléans p.

217 sq.,) ou bien aux longues périodes pendant lesquelles les amoureux languissent, séparés, dans une prison (p.

37 sq., -p.

95 sq., -p.

188 sq.).

• Le découpage temporel En attribuant aux divers épisodes des durées inégales, Prévost fait subir au récit des accélérations et des coups de frein.

Il emploie d'abord un artifice littéraire aussi vieux que l'Odys­ sée : le drame est présenté brusquement, presque au moment où il va se dénouer, puis une interruption de deu.X années permet à l'auteur de recueillir, sans invraisemblance, de la bouche du narrateur, des confidences dont les plus anciennes remontent bien au-delà de l'épisode conté au début.

La première rencontre entre l'homme de qualité et le couple fatal,.

à Pacy 1, a lieu en 1718.

(La Nouvelle-Orléans 1.

Localité située à 16 km au nord-est d'Évreux, entre Mantes et Les Andelys.. »

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