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« Les Adieux du vieillard» - Diderot : Supplément au voyage de Bougainville (commentaire)

Publié le 23/05/2011

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Début du deuxième chapitre, intitulé Les Adieux du vieillard (pp. 39 à 47). Les deux amis A et B s'entretiennent du Voyage de Bougainville. B vient de confier le Supplément à son ami afin qu'il le lise : cela vous donnera quelques notions de l'éloquence de ces gens-là. Bougainville fit un grand voyage d'exploration autour du monde de 1766 à 1769, au cours duquel il s'arrêta neuf jours à Tahiti. Il publia en 1771 le récit de ce voyage sous le titre : Voyage autour du monde. Diderot rédigea l'année suivante un Supplément à ce voyage dont plusieurs copies circulèrent. L'ouvrage ne fut publié qu'en 1787, douze ans après sa mort.

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« ôter leur liberté.

Nous sommes libres et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage.Quel est ce titre ? la suite du texte l'explique : Orou, toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à touscomme tu me l'as dit à moi-même ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : « ce pays est à nous » ; or il setrouve qu'ici, hélas, ce n'est pas une invention de Diderot : c'est le texte même du Voyage qui raconte ceci : «J'enfouis près du hangar un acte de prise de possession...

».

La première réaction du vieillard est l'indignation : tun'es ni un dieu ni un démon, qui donc es-tu pour faire des esclaves? Le vieillard semble ici trop ému pour poursuivreet achever sa pensée.

Ceux qui se sont emparés de sa terre appartiennent à l'humanité, ce sont des hommes, doncdes semblables : des frères...

On devine ici qu'il a peine à nommer frères ces hommes venus apporter aux siens lahonte et le malheur.

Il le fera un peu plus loin dans la suite du texte en disant : celui dont tu veux t'emparer commede la brute, l'Otaïtien, est ton frère; vous êtes tous deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait passur toi?Son argumentation se fonde sur le droit naturel : à la naissance, chaque individu possède un droit imprescriptible(c'est-à-dire qui ne peut être perdu) à s'appartenir, c'est-à-dire à être libre et ce droit, comme tout droit, est lemême pour tous ; il implique la réciprocité.

Sur quoi l'Européen fonde-t-il le droit qu'il s'attribue de s'emparer deTahiti ? Qu'ont-ils fait ? Ils n'ont pas combattu, il n'y a donc pas droit de conquête ; ce n'était pas une terredéserte : il n'y a donc pas le droit du premier occupant.

Rien d'autre que d'y avoir mis le pied ! Alors imaginons lasituation inverse : si un Otaitien débarquait un jour sur vos côtes et qu'il gravât sur une de vos pierres ou surl'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants d'Otaïti, qu'en penserais-tu? Tu es le plus fort — et qu'est-ce que cela fait? Les Européens avec leurs canons et leurs fusils sont évidemment les plus forts, mais justifier unacte par le recours à la Force, c'est reconnaître qu'il n'y a pas de Droit, mais uniquement un rapport de force.S'emparer par la force du bien d'autrui, ce n'est rien d'autre que du brigandage et voilà ce qui justifie le titre donnéà Bougainville : et toi, chef des brigands qui t'obéissent... 2.

La différence entre la morale de Tahiti et la morale européenneLa morale de Tahiti accepte un principe : transmettre la Vie est une action moralement bonne.

Ici tout est à tous,(..) nos filles et nos femmes sont communes.

La suite montrera que ce principe moral est aussi un principe de droit,puisqu'il permet de respecter dans chaque être humain la personne humaine et son droit le plus évident : celui des'appartenir à lui-même, d'être libre.

S'approprier une femme, en faire sa propriété exclusive et définitive par lemariage, comme le dira plus tard Orou à l'aumônier, c'est confondre l'être humain avec une chose ; un être sentant,pensant et libre ne peut être la propriété d'un être semblable à lui.

Or c'est la négation de ce droit imprescriptible àdisposer de soi-même que sont venus prêcher les Européens.

Tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tienet du mien; en faisant cela les Européens s'opposent à la Nature, à la liberté naturelle des êtres, ils ont voulueffacer des âmes cette empreinte que la nature y avait gravée.

La sanction a été immédiate : les suites funestesde cette altération des lois naturelles ont été évidentes : Tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues; ellessont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs; fureur folle féroce : les allitérations en RIassocient ces mots pour l'oreille comme ils le sont pour le sens.

La fureur allumée en elles par la passion qui prétendfaire d'un être la propriété exclusive d'un autre conduit à tous les désordres qu'engendre la passion ; la jalousie, lessouffrances, les meurtres.

Les femmes ont perdu la raison : elles sont devenues folles, les hommes sont devenusféroces, c'est-à-dire des bêtes fauves...

ce qui caractérise naturellement l'espèce humaine a été perdu en perdantle caractère inscrit par la nature ; en ne suivant plus le pur instinct de la nature, l'homme a perdu l'humanité.

Lapossession exclusive d'un être conduit aux pires désordres : la jalousie a entraîné la haine —elles ont commencé àse haïr; la jalousie a engendré les crimes — vous vous êtes égorgés pour elles, elles sont revenues teintes de votresang.Les similitudes phoniques au début et à la fin du passage soulignent la similitude de la cause — l'action desEuropéens qui a corrompu le pur instinct de la nature — qui a entraîné ces conséquences funestes : tu es venu //elles sont devenues; // elles nous sont revenues.À ces scènes de passion, de violence, s'oppose la sérénité antérieure que les Européens ont troublée sans avoirl'excuse de l'ignorer, puisqu'ils en ont profité : Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ceprivilège avec nous.

L'emploi du mot « privilège » avec le mot « partager » en détruit le sens même : un privilègegénéreusement partagé n'est plusSupplément au voyage de Bougainville 123un privilège ; et la morale tahitienne, qui refuse l'égoïsme de la propriété privée, celle qui prive les autres desprivilèges que l'on attribue exclusivement à soi-même, a les accents d'une morale du don, de l'amour, de la joie quiparaît paradoxalement plus proche des valeurs évangéliques que la morale réellement vécue par les Européens dontles moeurs, apportées à Tahiti, y ont installé la propriété, la haine, la souffrance. 3.

La grandeur morale de ceux qu'on appelle « sauvages »Le discours d'Orou commence par une sorte de vision prophétique de ce que les étrangers feront à leur retour.

Unjour : le mot est repris trois fois pour annoncer leur futur esclavage, leur inévitable corruption et leur malheurdéfinitif : ils auront perdu à la fois innocence, bonheur et liberté...

: Un jour vous servirez sous eux, aussicorrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux.Le second emploi de un jour introduit cette vision d'horreur.

Ils reviendront : le morceau de bois, c'est le crucifix à lamain ; le fer, c'est-à-dire l'épée dans l'autre : la croix et l'épée qui symbolisent ces moyens de conquête de l'Europeque furent missionnaires et soldats.

Cette vision tragique suscite une émotion qui se traduit par le passage d'unrythme binaire à un rythme ternaire :vous enchaînervous égorger. »

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