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Les Confessions de Rousseau - L'incident chez le comte de Gouvon - Livre troisième : "J'aimais à voir..." à "...blanc des yeux."

Publié le 02/10/2010

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J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens, de l'honnêteté: mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi: hors de là je me tenais vis-à-vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point: j'avais la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'apercevait pas même que j'étais là. Cependant son frère, qui m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t. Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire: il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop; que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau

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« Une circulation harmonieuse des regards.

L'échange des regards entre les protagonistes joue un rôle essentiel dansle récit.

Le champ lexical du regard, très présent, permet de suivre une progression: le regard, plus que la parole,fait que des liens s'établissent entre les êtres.

Il y a d'abord le regard isolé du valet qui cherche, sans succès, àrencontrer un autre regard (1.

3 à 9) ; puis le lien est établi (1.

10) ; il y a ensuite le regard plein de discernementdu vieux comte qui connaît les qualités de son valet (I.

21-22).

Le regard de l'assistance (1.

27), les échanges desregards entre Jean-Jacques, Mlle de Breil (1.

28, 30, 37) et le grand père (1.

31) consacrent le triomphe du valet.Les yeux sont comme une sorte d'objet fétiche au centre du texte, qui s'achève d'ailleurs en se focalisant surl'image du blanc (rougi) des yeux de Mlle de Breil.

La circulation des regards anime la scène; elle valorise un êtreinitialement invisible, lui donne, dans la société rassemblée autour de la table, une position à laquelle sa conditionsubalterne ne pouvait lui permettre de prétendre. La grande lisibilité des physionomies.

Une fois dépassée la situation initiale, la narration insiste sur cettetransparence des attitudes: le comte interprète bien le sourire de Rousseau ( «il vit que je souriais»), et ce qui aurait pu passer pour une insolence éveille la bienveillance du comte ; Rousseau lit sur le visage de Mlle de Breilcomme dans un livre ouvert («fut de voir clairement») ; au sourire du valet fait écho l' « air de satisfaction » de la demoiselle, puis l' «air si content» du comte qui fait l'éloge de Rousseau.

Alors qu'en général les scènes mondaines dans les Confessions font voir un Jean-Jacques se heurtant à des apparences indéchiffrables, ici l'interprétation de celles-ci ne lui posent aucun problème. Ordre social et ordre naturel Le triomphe du valet, s'il est momentané, n'est pas sans portée politique et sociale.

Dans la formulation frappante,résumant l'instant du triomphe ( « un des ces moments[...] qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune.

»), les mots ont un sens très fort (venger, outrage, avili) : Rousseau perçoit l'inégalité entre les êtres dans toute sa violence ; son succès est une revanche prise sur un étatinjuste, un renversement (provisoire) de l'ordre social artificiel et un rétablissement de l'ordre naturel. Le prestige aristocratique.

Le «grand dîner» est l'occasion mondaine de faire voir certains attributs qui distinguent le noble du roturier.

Quelques mots du récit les désignent: la «maison » signifie une lignée ancienne et prestigieuse ; les «armoiries» sont les emblèmes, les images symboliques, qui la distinguent ; la «devise » accompagnant les armoiries est une formule rituelle, son caractère guerrier ( «frappe », «tue») rappelle que les privilèges de l'aristocratie sont fondés sur le prestige militaire des ancêtres, les vertus des guerriers féodaux.

C'est donc non surla valeur personnelle et actuelle mais sur des apparences extérieures, des signes hérités et malaisémentdéchiffrables, que l'aristocratie assied sa légitimité L'ordre renversé.

La reconnaissance de la valeur de Jean-Jacques le place au centre des regards, alors qu'il occupait auparavant la place du valet (et du roturier), en retrait de la table.

Pour un instant, l'ordre aristocratiquefait une place au mérite personnel, et ce renversement, Rousseau l'inscrit dans la trame du récit.

On relèvera eneffet que l'étonnement (le mot a un sens très fort) change de camp : d'abord chez le valet («je vis avec étonnement») face à un code incompréhensible (la tenue du maître d'hôtel, son épée, son chapeau), il est maintenant dans la noble assistance (« on ne vit de la vie pareil étonnement»).

Le mutisme change lui aussi de camp : la muette stupeur des convives ( «sans rien dire») fait écho à la réserve du valet ( «sans oser rien dire»). Le choix d'un registre hyperbolique et insistant ( « on ne vit de la vie», «Tout le monde», «toute la table», «faire chorus») donne au succès du valet l'apparence d'une petite révolution qui voit l'homme occuper un rang selon ses qualités individuelles, et non selon les caprices de la naissance. Le pouvoir de la parole.

Pour faire valoir son mérite, l'arme principale de Jean-Jacques est la parole mais il reste constamment dans sa position subalterne : il prend la parole pour répondre à une demande, à un ordre qu'on luiadresse; d'autre part, son mérite est reconnu grâce aux interventions bienveillantes et paternelles du comte deGouvon. Une parole pertinente.

Les prises de paroles de Jean-Jacques sont pertinentes.

Il peut répliquer avec à-propos ( «je lui fis une réponse si fine et si bien tournée ») ; rappelons que le trait d'esprit est très valorisé dans la bonne société du XVIIIe siècle, et que ce sens de la répartie est exceptionnel chez Rousseau.

Il est aussi capabled'expliquer une étymologie savante, il connaît le latin (une langue ancienne, preuve d'éducation). Une parole déférente.

Le discours explicatif sur la devise est un modèle de retenue ; les affirmations se font à travers des tournures négatives («je ne croyais pas», «ne me paraissait pas») et des verbes d'opinion qui dévoilent la vérité en évitant un ton sentencieux; le raisonnement est minutieux (ses articulations sont marquées par lescoordinations: « mais>, «ainsi»), il est avancé avec autant de précision (les mots en italique, suivis de leurs définitions) que de précaution oratoire comme pour ne pas heurter (l'accumulation des conjonctions de subordinationque pour introduire chaque propos semble mimer la réserve du valet).

Ainsi les paroles du valet, pertinentes mais aussi prudentes et mesurées, résument idéalement les qualités et les vertus de celui qui les prononcent. Des paroles inconsidérées.

En face, on relèvera quelques paroles inconsidérées, venant de personnes aristocratiques.

Le frère de Mlle de Breil se signale par des propos blessants ( «je ne sais quoi de peu obligeant »,l. 11) et par son manque de tact (« me demanda étourdiment», I.

41) : il se conduit comme quelqu'un de mal éduqué (à l'opposé de Jean-Jacques).

Le convive piémontais qui se trompe sur la devise, manifeste pour dire une erreur unegrande assurance ( « trouva», «il ne fallait point de») , qui contraste avec la retenue de Jean-Jacques lorsqu'il dit la vérité.. »

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