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J.-J. Rousseau, Confessions, I, Livre I.

Publié le 01/05/2014

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rousseau

L'impression de son ouvrage l'Émile ayant eu du retard Jean-Jacques Rousseau en déduit de noires machinations des Jésuites contre lui. Rousseau, devenu plus raisonnable, fait ici l'autocritique de sa propre argumentation.

J'appris que le P. Griffer, jésuite, avait parlé de l'Émile et en avait même rap-porté des passages. A l'instant, mon imagination part comme un éclair et me dévoile tout le mystère d'iniquité ; j'en vis la marche aussi clairement et aussi sûre¬ment que si elle m'eût été révélée; je me fourrai dans l'esprit que les Jésuites furieux du ton méprisant sur lequel j'avais parlé des collègues s'étaient emparés de mon ouvrage, que c'étaient eux qui en accrochaient l'édition ; qu'instruits par Guérin leur ami de mon état présent et prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutais pas, ils voulaient retarder l'impression jusqu'alors dans le dessein de tronquer, d'altérer mon ouvrage... Il est étonnant quelle foule de faits et de cir-constances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air de vraisemblance, que dis-je? et m'y montrer l'évidence et la démonstration. Guérin était totalement dévoué aux Jésuites, je le savais. Je leur attribuai toutes les avan¬ces d'amitié qu'il m'avait faites. J'avais toujours senti, malgré le patelinage du M. Berthier, que les Jésuites ne m'aimaient pas, non seulement comme encyclo¬pédiste, mais parce que mes principes de religion étaient beaucoup plus contrai¬res à leurs maximes et à leur crédit que l'incrédulité de mes confrères, puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot se touchant par leur commune intolé¬rance peuvent même se réunir... au lieu que la religion raisonnable et morale ôtant tout pouvoir humain sur les consciences ne laisse plus de ressources aux arbi¬tres de ce pouvoir. Je savais que M. le Chancelier était aussi fort ami des Jésui¬tes. Je craignais que le fils (Malesherbes) intimidé par le père ne se vît forcé d'aban¬donner l'ouvrage qu'il avait protégé. Je ne voyais partout que les Jésuites sans songer qu'à la veille d'être anéantis... ils avaient autre chose à faire que s'aller tracasser sur l'impression d'un livre où il ne s'agissait pas d'eux... C'est même une objection que M. de Malesherbes eut soin de me faire sitôt qu'il fut instruit de ma vision, mais... je ne voulus jamais croire que les Jésuites fussent en dan¬ger et je regardai le bruit qui s'en répandait comme un leurre de leur part pour endormir leurs adversaires.

J.-J. Rousseau, Confessions, I, Livre I.

QUESTIONS

1. Montrez l'apparence rationnelle de l'argumentation de Jean-Jacques Rousseau.

2. Pourquoi l'argumentation dont Rousseau fait ici l'autocritique est-elle déraison¬nable?

3. Caractérisez en un petit exposé personnel la forme de logique qui est présente dans ce discours.

rousseau

« RÉPONSES 1.

L'apparence rationnelle de l'argu­ mentation Rousseau part de faits .

Il en conclut , par des raisonnements , que les Jésuites veulent empêcher la parution de son livre I' Émile .

Les faits sont les suivants : dans /'Émile Jean-Jacques Rousseau a critiqué les méthodes pédagogiques appliquées dans les collèges de Jésuites .

Or, le R.P .

Griffer , jésuite, a entendu parler du livre de Rous­ seau , actuellement sous presse , et qui devrait paraître bientôt.

Le P.

Griffer n'a-t -il pas déjà rapporté des passages du livre de Rousseau? Un certain Guérin, am i commun des Jésuites et de Rousseau, sait que Rous­ seau est malade et a probablement fait cou­ rir le bruit de sa mort prochaine .

Même les faits qui semblent démentir les prévisions de Rous seau sont interprétés dans un sen s qui confirme les craintes de Rousseau.

Dit-on que les Jésuites vont être expulsés de France prochainement? C'est , conclut Rousseau , un bruit que les Jésuites font cou­ rir eux-mêmes pour endormir les soupçons de leur adversaire.

On voit que Rousseau ne cesse de raisonner .

Il construit un système cohérent, logique dans lequel il ne voit que« l'évidence et la démonstration ».

2.

Une argumentat i on déra ~sonnable Rousseau raisonne mais à partir de bases fausses .

Ce qui est perdu ici ce n'est certes pas le pouvoir de raisonner mais le juste contact avec autrui.

Le côté déraisonnable de l'argumentation c'est tout d'abord que la conclusion n'est pas déduite mais subrep ­ ticement posée au début.

Rousseau pose en principe que les Jésuites intriguent pour empêcher l'édition de /'Émile.

Les faits qui paraissent démentir l'hypothèse (le bruit qui court de la prochaine expulsion des Jésui­ tes) sont intégrés au système : il faut que les Jésuites manœuvrent contre Rousseau (c 'est la conclusion à justifier à tout prix), donc les faits apparemment contraires (la rumeur de l'expulsion des Jésuites) doivent ê tr e interprétés dans un sens approprié : ils font courir le bruit de leur prochaine expulsion pour endormir les soupçons de Rousseau.

C'est un raisonnement qu'on qualifierait aujourd'hui d'idéolo gique : une idée préconçue , non fondée oriente l'argu ­ mentation : la conscience qui raisonne est une conscience mystifiée.

On pourrait aussi parler de logique passionnelle .

C'est la pas­ sion (ici la peur et la haine de Rousseau envers les Jésuites) qui pose les principes , les a xiomes , et le raisonnement ne fonc­ tionne que pour justifier la passion .

3.

La logique des pass ions C 'est le terme qu'employaient autrefois les psychologues pour décrire ce genre de rai­ sonnements déraisonnables.

En effet le pas ­ sionné ne raisonne pas tout à fait comme l'homme équilibré , il raisonne à la fois beau­ coup plus mais à partir d'intuitions fausses ou imprudemment sélectionnées.

Le jaloux , par exemple , passe son temps à épier des signes .

Il retient tout ce qui peut justifier sa jalous ie , le grossit et néglige tout le reste; sur de faibles indices il construit des raison­ nements qui ont une structure très rigou­ reuse, mais dont la base est très fragile .

Le trait le plus remarquable est que la logi­ que pass ionnelle demeure imperméable aux réfutations d'autrui.

Nous avons vu que Rousseau instruit par les autorités de la pro­ chaine expulsion des Jésuites refuse de la croire.

Et s'il est impossible de réfu ter les constructions de la logique passionnelle , du raisonnement « idéologique » , c'est parce que les conclusions au lieu de découler du raisonnement qui les précède sont en réa­ lité posées d'abord.

«Le fou , a dit Chester­ ton, est celui qui a tout perdu , sauf la rai­ son .

" Ce qui est perdu c'est le jugement sain , le juste contact avec autrui.

La raison ne fonct ionne qu'au service des passions , à l' insu de la conscience claire .

Pourquoi la raison toujours « raisonneuse » est-elle si rarement raisonnable? Pourquoi la raison a­ l-elle si peu de pouvoir sur les passions?. »

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