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Les Confessions, Livre I: En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu...

Publié le 17/01/2022

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En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon coeur à des sentiments plus nobles que ceux que m'avait donnés mon état ; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l'objet. J'étais aussi loin du véritable que si je n'avais point eu de sexe; et, déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au-delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l'état fictif où je venais à bout de me mettre, me fit oublier mon état réel dont j'étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un coeur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer. Rousseau, Les Confessions, Livre I, coll. « Folio», Éd. Gallimard, 1995, p. 74-75.

« 1. Coupé ainsi d'un monde qu'il cherche à fuir (« dont j'étais si mécontent », 1.

19), le jeune Rousseau s'abîmedans la solitude. 2. Une « disposition misanthrope » s'imprime alors définitivement en lui.

Ce trait de caractère ne doit rien à laméchanceté mais tout à une sensibilité trois fois désignée comme excessive, « qui vient en effet [.

en réalité]d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre » (I.

25). 3. II.

Plaidoyer ou aveu ? Un plaidoyer accusateur Relisons la longue phrase formée de trois propositions subordonnées relatives, où Jean-Jacques se justifie : « [...]cette disposition si misanthrope [...] qui vient en effet d'un coeur trop affectueux [...], qui faute d'en trouverd'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions », c'est-à-dire d'histoires imaginaires. On voit bien comment le plaidoyer glisse vers le discours accusateur.

Jusque-là, le goût pour la lecture nous étaitprésenté comme la conséquence d'une décision de fuir la réalité (« prit un parti », I.

13 ; « oublier mon état réel »,I.

19).

Mais dans le dernier tiers du texte, ce sont les hommes qui sont désignés comme responsables : Jean-Jacques est « forc[é] » de s'alimenter de fictions », car il ne trouve autour de lui personne qui lui ressemble.

C'estmaintenant le réel qui oblige Jean-Jacques à se tourner vers la fiction romanesque ; l'imaginaire n'est plus un refuge: il est la référence unique grâce à laquelle Rousseau prétend juger l'insuffisance des hommes (« faute d'en trouverd'existants », I.

26).

La singularité de Jean-Jacques se trouve ainsi mise une fois de plus en évidence (« faute d'entrouver [...] qui lui ressemblent », I.

26). La logique ne sort pas indemne de ce renversement : si Jean-Jacques, devenu « un des personnages qu'il imaginait», s'est habitué à vivre dans la fiction romanesque, comment peut-il encore espérer trouver dans la réalité deshommes « qui lui ressemblent » ? Un aveu indirect? L'épisode des lectures nous est clairement présenté comme ce qui a détourné Jean-Jacques d'une récente périodede dépravation, celle où il volait son maître.

Ses lectures le ramènent plusieurs années en arrière vers l'âge de sespremières émotions littéraires partagées avec son père (« mes lectures [...] ramenaient mon coeur à des sentimentsplus nobles que ceux que m'avait donné mon état » d'apprenti, I.

5). La lecture est également interprétée comme ce qui « calma » la « naissante sensualité » (I.

14) de l'adolescent.Mais le passage ne dissimulerait-il pas un aveu ? Les « folies » dont il est question (I.

11), ce sont bien les rêveriesérotiques éveillées par la fessée de Mlle Lambercier (cf p.

45).

Il n'est pas interdit de penser que le travail de l'imagination du jeune Jean-Jacques sur « les situations qui [Pl avaient intéressé dans ses lectures », I.

14-15) necalme en rien le désir sexuel ravivé par la puberté (« déjà pubère et sensible »,1.

11).

Il est au contraire destiné àvarier le scénario érotique constitué par la fessée : Jean-Jacques « combine » ces différentes situations pour «varier » « les positions les plus agréables selon son goût »... Le passage illustre la complexité de la perspective généalogique qui fait des Confessions la première autobiographie moderne : le récit autobiographique est l'occasion pour l'auteur de ressaisir toute son existence dans sonirréductible singularité, mais aussi de plaider sa cause auprès de la postérité. 1.

Dans un célèbre passage de la Lettre à d'Alembert (1758), Rousseau avait déjà sévèrement critiqué Le Misanthrope de Molière en prenant lyriquement la défense du personnage d'Alceste.. »

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