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MOLIÈRE : sa vie et son oeuvre

Publié le 24/11/2018

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MOLIÈRE, pseudonyme de Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673). Molière, autant et peut-être plus que Rabelais et Hugo, est l’un de nos grands mythes nationaux. A nos propres yeux, comme à ceux du monde, il donne un visage à la fois souriant et grave à ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit français », et notre langue est d’abord la langue de Molière, comme l’anglais est celle de Shakespeare, et l’espagnol celle de Cervantès. Analyser ce mythe, ce ne sera pas le réduire en poussière mais retrouver les raisons objectives de sa genèse : une carrière entièrement vouée au théâtre par le triple lien de la représentation, de la direction de troupe et de la création littéraire; une œuvre qui non seulement constitue l’acte de naissance de la « grande comédie », mais se hausse jusqu’à contester la norme sur laquelle celle-ci se fonde pour déboucher sur une forme inédite de spectacle total; l’invention enfin d’un langage dramatique qui, plus que jamais, renouvelle aujourd’hui la preuve de son efficacité.

 

La carrière de Molière

 

Aucune hérédité ne prédisposait Jean-Baptiste Poquelin à devenir Molière : de tous côtés, il n’est que tapissiers. La voie semble tracée d’avance pour l’adolescent qui, en 1637, s’engage devant la corporation à reprendre la charge paternelle. Mais cinq ans plus tard, Jean-Baptiste se dédit et fait deux parts de ses « lettres de provisions de la charge de tapissier et valet de chambre du roi », abandonnant le premier titre à un frère mais gardant prudemment le second. Comment a-t-il pu renoncer à un avenir bourgeois pour se jeter dans l’aventure théâtrale? Au départ, la fascination du spectacle : la farce triomphe alors sur le Pont-Neuf, à la foire Saint-Germain, au théâtre du Marais et même à P Hôtel de Bourgogne. Lejeune Poquelin, non content de fréquenter la comédie, fréquente les comédiens puisque, autant par les relations de son grand-père Cressé que pour des raisons de voisinage, il entre assez tôt en rapport avec la famille Béjart. D’autre part, de solides études au collège jésuite de Clermont révèlent et renforcent un goût pour les disciplines intellectuelles peu compatible avec la passion de la boutique paternelle. Le droit (rapidement survolé à Orléans) et la philosophie (puisée aux sources

 

peu orthodoxes de Gassendi et de La Mothe Le Vayer) creusent encore l’écart. A vingt ans, Jean-Baptiste Poquelin fait un choix irréversible : il abandonne la tradition familiale, mais aussi — avec le métier d’avocat — la perspective d’une carrière de robe. C’est une seconde naissance, marquée par un changement de lieu et de milieu — de la maison du père à celle des Béjart —, et par l’adoption d’un nom nouveau qui change Molière en lui-même.

 

Après l’épreuve de la vocation, celle de l’apprentissage. La première expérience est décevante : l’Illustre-Théâtre, constitué autour de Madeleine Béjart, la seule professionnelle de la troupe, sombre en deux ans (1643-1645). Malgré des débuts encourageants au jeu de paume des Métayers, la jeune compagnie ne peut s’imposer face aux théâtres existants et subventionnés. L’aventure se clôt par quelques jours de prison pour Molière, responsable des engagements financiers du groupe. Elle n’aura pas, cependant, été totalement négative : outre la connaissance des mœurs théâtrales parisiennes, elle procure aux « illustres comédiens » l’appui, qui pourra s’avérer utile, d’auteurs alors plus illustres qu’eux — Tristan, André Mareschal, du Ryer, d’Assoucy. Surtout, loin de décourager Molière, elle l’ancre dans sa vocation et révèle sa personnalité de chef de troupe : alors que rien ne le distinguait dans le contrat d’association, Molière, à partir du milieu de l’année 1644, signe les actes seul ou le premier de ses compagnons. Une seconde expérience, beaucoup plus longue (1645-1658), et provinciale, confirmera cet ascendant. Intégré avec Madeleine Béjart à la troupe de Charles Dufresne, Molière parcourt la Guyenne, le Languedoc, la vallée du Rhône. La réputation croissante des comédiens et l’autorité que Molière s’est acquise sur eux permettent à la compagnie de survivre dans de bonnes conditions à la défection de ses deux protecteurs, le duc d’Épernon (chassé par la Fronde bordelaise) et le prince de Conti (devenu, à la suite de sa conversion, un adversaire acharné du théâtre). A ses talents d’acteur et de directeur, Molière commence à joindre ceux de l’auteur : quelques canevas de farces d’abord, suivis, en 1655 et 1656, des deux comédies plus ambitieuses — en cinq actes et en vers — de l'Étourdi et du Dépit amoureux. C’est alors que s’amorce la remontée vers Paris, aimantée par l’espoir de prendre la succession des comédiens du Marais; mais Molière obtiendra mieux encore pour les siens, après plusieurs voyages dans la capitale et une introduction à la Cour : la protection officielle de « Monsieur, frère unique de Sa Majesté ».

 

Voilà donc Molière de retour à Paris, le lieu de son premier échec. Il y saisit de justesse l’occasion de faire briller sa troupe au yeux du roi : dans la salle des gardes du Vieux Louvre, le 24 octobre 1658, la représentation de Nicomède a fait quelque peu bâiller Sa Majesté lorsque Molière propose, pour terminer le spectacle, « un de ces petits divertissements (...) dont il régalait les provinces ». La farce du Docteur amoureux a l’heur de dérider le jeune prince, qui lui accorde la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec les Comédiens-italiens. Quand, deux ans plus tard, le Petit-Bourbon sera démoli, Molière obtiendra le théâtre du Palais-Royal. Maintenant fixé à Paris, il peut, à trente-six ans, commencer véritablement sa carrière : sa vie désormais tend à se confondre avec son œuvre. C’est du même mouvement qu’il rencontre la consécration et la contestation, l’une renforçant l’autre au point qu’on pourrait marquer les étapes de la création moliéresque par les querelles qu’elle suscite : querelle des Précieuses ridicules (1659-1661), où s’affirme l'hostilité des beaux esprits qui se sentent visés, des auteurs et des comédiens rivaux; querelle de l'École des femmes (1662-1664), qui ajoute l’inimitié des prudes et des doctes; querelle du Tartuffe (1664-1669) englobant celle de Dom Juan (1665-1666). où les dévots crient au scandale. Contre tant d’adversaires qui multipliaient les critiques non seulement sur le plan littéraire et artistique, mais dans les domaines de la morale, de la religion et même de la vie personnelle, sur quels appuis Molière pouvait-il compter? Sur l’essentiel du public : les rieurs ont été pour lui; sur la cohésion de sa troupe (mis à part la défection de la Du Parc), sur de fidèles amitiés (Boileau, La Fontaine, Mignard), de hautes protections (Henriette d’Angleterre, le prince de Condé) et le constant soutien du roi : Molière écrivit une quinzaine de pièces — près de la moitié de sa production — en réponse à une sollicitation princière, et si Louis XIV commença par interdire les représentations publiques de Tartuffe, il le lit à son corps défendant, sous la pression du parti dévot. C’est la dernière année seulement de la vie de Molière que la faveur royale se refroidit pour tourner du côté de Lulli, habile à confisquer à son profit le goût du monarque pour les pièces — telle Psyché en 1671 —jouées avec musique, ballets et machines : raison pour laquelle la dernière comédie de Molière, le Malade imaginaire, ne fut pas créée à la Cour mais au Palais-Royal. On sait que Molière mourut après la quatrième représentation, le 17 février 1673. Il fallut une supplique de sa veuve à l’archevêque de Paris pour que Molière, décédé avant d’avoir pu recevoir les derniers sacrements, fût enterré au cimetière de sa paroisse.

 

Molière jouant jusqu’à son dernier jour et mourant presque sur la scène, n’est-ce pas la vérité d’une vie tout entière donnée au théâtre et unifiée par sa passion?

 

Molière : l'« homme de théâtre »

 

C’est un cas tout à fait exceptionnel dans l’histoire littéraire mondiale qu’un homme ait assumé simultanément les fonctions d’acteur, de directeur de sa troupe et d’auteur d’une grande partie des pièces jouées par ses camarades. Cette triple vocation exprime la consubstantialité de Molière et du théâtre.

 

Il est d’abord un acteur, et un très grand acteur comique. Ses maîtres sont à l’évidence les Comédiens-italiens, installés déjà à Paris au temps de F Illustre-Théâtre et partageant avec Molière, après son retour de province, les salles du Petit-Bourbon et du Palais-Royal.

 

La cohabitation est cordiale, dont Molière profite pour étudier le jeu de ses confrères d’outre-monts. On le voit jouer masqué, selon la tradition de la commedia del-l'arte, le Mascarille des Précieuses ridicules. S’il quitte le masque dès Sgnanarelle ou le Cocu imaginaire (1660), c’est pour emprunter à Scaramouche, vedette de la troupe italienne, ses moustaches tombantes et noircies au charbon — qu’il supprima en 1666, année du Misanthrope. Il lui emprunte surtout sa démarche et ses grimaces : comme les Italiens jouaient dans leur langue, leur principale ressource pour se faire comprendre du public français résidait dans les contorsions et gesticulations, et c’est l’art du mime qu’ils apprirent à Molière. Celui-ci arrivait sur scène en se déhanchant, la tête renversée sur une épaule torse et les pieds en parenthèse. Son don de caricature s’étendait aussi à la voix, comme le montre la première scène de T Impromptu de Versailles, où il ridiculisait la déclamation emphatique de cinq comédiens (dont une comédienne) de l’Hôtel de Bourgogne. La diction de Facteur Molière était un mélange de volubilité et de hoquet, à quoi s’adjoignit plus tard une toux

 

symptôme de sa tuberculose — dont il sut tirer de nouveaux effets comiques : les rires ainsi déchaînés, s’ils permettent de rendre à sa dimension bouffonne un personnage comme Arnolphe qui à la lecture peut apitoyer, mirent en contrepartie un terme aux ambitions d’acteur tragique que Molière avait très longtemps nourries.

 

Cette exigence pour son propre jeu, Molière la manifestait aussi pour celui de la compagnie dont il assurait la direction. Son influence avait rapidement dominé, due à une origine sociale et une éducation qui tranchaient dans le milieu des comédiens, à ses talents d’acteur et de metteur en scène, à son entregent enfin — car, comme le rapporte Donneau de Visé, « il savait ce qu’il fallait faire pour réussir ». Pour saisir Molière au centre de sa troupe, il n’est que de lire l'impromptu de Versailles : le directeur y explique à chacun, avec clarté et fermeté, le caractère de son rôle, indique les jeux de scène, rectifie en prêchant d’exemple le ton de La Grange et de Brécourt; mais l’autorité s’accompagne de familiarité et d’une souplesse quelque peu ironique lorsqu'il s’agit de ménager la susceptibilité de la Du Parc, fâchée de toujours jouer les marquises façonnières. Le résultat de si minutieuses répétitions est reconnu par les adversaires mêmes, puisque Donneau encore note à propos de T École des femmes : « Jamais comédie ne fut si bien représentée ni avec tant d’art; chaque acteur sait combien il doit faire de pas et toutes ses œillades sont comptées ». Dans le tragique, la troupe, à l’image de son chef, réussit moins bien. Elle créa néanmoins les deux premières tragédies de Racine (la Thébaïde en 1664, Alexandre en 1665) et, de Corneille vieilli, Attila puis 777e et Bérénice. A la décharge du directeur, il faut remarquer qu’aucun talent nouveau

 

à part naturellement Racine, passé à l’Hôtel de Bourgogne dans des conditions douteuses — ne se révéla dans la poésie tragique entre 1660 et 1670. D’une manière générale, Molière n’a guère pu s’attacher d’écrivains de théâtre que le temps d’une ou deux pièces. Mais cet échec dans ce que l’on appellerait aujourd'hui sa « politique d’auteurs » eut pour nous l’avantage d’obliger le directeur du Palais-Royal à subvenir de son propre fonds au répertoire de sa troupe.

 

Molière en effet fut le principal soutien de son théâtre. Sur 55 pièces créées par sa compagnie depuis le retour à Paris, 29 lui appartiennent, des Précieuses ridicules au Malade imaginaire; sur les 95 pièces qu’elle a jouées, 33 sont sorties de la plume de son directeur, dont la part n’a cessé d’augmenter dans le répertoire. Il ne faut point expliquer cette production forcenée d’abord par le désir de construire une œuvre, mais par celui de faire vivre sa troupe. La concurrence était impitoyable, le public de théâtre peu nombreux, les commandes venues d’en haut toujours pressées : les Fâcheux furent écrits, appris et représentés en quinze jours, l’Impromptu de Versailles en huit, l'Amour médecin en cinq. A l’importance quantitative de l’œuvre doit s’ajouter la considération de sa diversité. L’appellation de « comédie classique » recouvre des registres variés que Molière a tous exploités : la comédie de caractère (le Misanthrope), la comédie de mœurs (les Femmes savantes), la comédie d’intrigue (le Dépit amoureux), la comédie héroïque (Dom Garde de Navarre), la comédie fantaisiste (le Sicilien), mythologique (Amphitryon), polémique (la Critique de FEcole des femmes), la farce (le Médecin malgré lui), la farce-ballet (le Mariage forcé), la pastorale (Mélicerte), le divertissement de Cour (les Amants magnifiques) et la pièce à machines (Dom Juan, pour ne rien dire de Psyché). Seule l’étude de l’évolution de Molière permet de donner sens à cette multiplicité.

 

La naissance de la « grande comédie »

 

Molière a commencé par écrire des farces. Deux traditions s’offraient à lui. D’une part, la farce française, courte, présentait une action simple mettant le plus souvent en scène les désagréments du mariage ou les joies de l’adultère; trois ou quatre personnages seulement, aux traits conventionnels : le mari faible et trompé, la femme acariâtre ou rusée, le prêtre paillard... D’autre part, la tradition plus subtile de la commedia delFarte [voir Comédie-italienne] exploitait le thème, d’origine antique, de l’opposition entre barbons et jouvenceaux : il s’agit d’un ou de deux couples d'amoureux que des fourbes (fils, esclave, valet) aident à tromper un père contrariant ou un galant sénile. L’une et l’autre tradition prédominent successivement dans les deux premières pièces de Molière, la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant. Mais la farce n’est pas chez lui une erreur de jeunesse. On peut en suivre l’influence tout au long de sa production. Dans la période qui voit la naissance de la «grande comédie» et mène à Tartuffe (1664), les pièces en un acte (les Précieuses ridicules, Sganarelle, le Mariage forcé) tirent leur brièveté de la farce française; d’elle également viennent les thèmes conjoints de la jalousie et du cocuage — un cocuage que la bienséance interdit de représenter consommé, mais qui fait toute l’obsession d’un Sganarelle ou d’un Arnolphe et qui constitue le destin prévisible du « mariage forcé ». Pareils sujets ne se traitent pas sans équivoques gaillardes (le fameux le de l'École des femmes) dans la ligne de l’esprit gaulois et s’agrémentent des volées d’insultes ou de coups de bâton chères aux baladins du Pont-Neuf. La commedia dell'arte, pour sa part, se déroule en trois actes : ainsi en est-il de l'École des maris et des Fâcheux. Molière se laisse d’abord séduire par ses intrigues complexes dans l'Étourdi et surtout dans le Dépit amoureux. S’il s’en détourne vite, il n’en garde pas moins plusieurs types et rôles conventionnels de la comédie italienne : le Zanni, valet inventif et sans scrupules, donne naissance à Mascarille en attendant Scapin; le Pédant, promis à un bel emploi chez Molière sous la robe du médecin, reste docteur en philosophie aristotélicienne — Pancrace — ou pyrrhonienne — Marphurius — dans le Mariage forcé; les jeunes amoureux, qui font rebondir de pièce en pièce leur sémillante étourderie, sont l’Horazio et le Valerio francisés de la troupe italienne. Enfin Molière a largement puisé dans l’arsenal des lazzi de la commedia dell'arte ces traits comiques fondés essentiellement sur le geste (Orgon et Tartuffe à genoux dans les bras l’un de l’autre).

 

Bien entendu, les deux influences de la farce française et de la farce italienne se juxtaposent à l’intérieur des mêmes pièces. Symboliquement, dans les Précieuses ridicules (1659), les deux valets se donnant pour beaux

 

esprits exhibent la balourdise enfarinée de Jodelet et la faconde masquée de Mascarille. Pour s’élever de la farce à la grande comédie, il faudra passer de la juxtaposition des procédés comiques à la fusion des traits archétypiques. C’est chose faite pour Molière en 1662 avec l'École des femmes. En montrant dans Arnolphe un barbon amoureux dépossédé au profit d’un blondin par les ruses innocentes de la jeune fille qu’il prétendait épouser, il unit les deux traits archétypiques de la tradition italienne d’origine latine et de la tradition française d’origine médiévale — le conflit des générations et la tromperie féminine. La psychocritique lie cette réussite dramaturgique à la stabilisation d’une structure affective : l’agression contre le père se combine avec la satisfaction amoureuse interdite pour reconstituer la totalité du fantasme œdipien. Et ce n’est pas le fils, mais le barbon qui doit être accusé d’inceste : Arnolphe, à quarante-deux ans, ne cherche-t-il pas à épouser un tendron qui pourrait être sa fille? La comédie provoque alors un renversement de la situation angoissante de la tragédie, celle du fils rebelle ou du parricide châtié. La culpabilité est projetée sur le père et le rire naît de la dégradation du protagoniste.

 

L’union des deux traditions comiques dans la grande comédie implique le dépassement de chacune d’elles. Le thème de la jalousie et du cocuage, toujours vivace jusqu’à George Dandin (1668) parce qu’il semble rencontrer chez Molière un terrain obsessionnel particulièrement favorable, amène la comédie à prendre en charge des discussions idéologiques beaucoup plus ambitieuses, comme celles qui portent sur l’éducation des filles dans FÉcole des femmes ou sur la dévotion dans Tartuffe. Quant à la commedia delFarte, son dépassement s’effectue sur le plan dramaturgique : la grande comédie molié-resque « déplace l’intérêt de l’intrigue amoureuse conventionnelle vers le personnage parental » (R. Gui-chemerre). La part des épisodes romanesques et sentimentaux est fortement réduite : il est significatif que Molière ait supprimé, dans FÉcole des femmes, le second couple d’amoureux que lui offrait le canevas italien. Symétriquement, il pousse sur le devant de la scène celui qui constitue l’obstacle à la passion des jeunes gens et, de pure fonction théâtrale, il le hausse au rang de protagoniste. Dans Tartuffe, par exemple, les malheurs de Mariane dans son affection pour Valère n’intéressent le spectateur que dans la mesure où ils traduisent les progrès aberrants de la passion d’Orgon pour son directeur de conscience.

 

Le masque de la commedia delFarte interdisait l’essor d’une psychologie individuelle en imposant la fixité du type : non point un homme en proie à une passion, mais une passion prenant apparence humaine. Dans la théorie de maniaques que la grande comédie moliéresque fait défiler sous nos yeux, les personnages gardent quelque chose de la rigidité du masque en ce sens que rien ne peut modifier leur nature — à la fin de la pièce, Arnolphe n’est pas moins misogyne, Orgon est prêt à abdiquer de nouveau ses responsabilités de chef entre les mains de plus exigeant que lui, Harpagon ne sera pas guéri de son avarice ni Argan moins entêté de médecine. Molière cependant n’a pas voulu illustrer des essences éternelles, donner chair à l’idée platonicienne de Jalousie ou d’Hy-pocrisie. En premier lieu, parce que ses personnages ne s’identifient pas à leur obsession ou à leur passion : Arnolphe est intouchable sur le chapitre de l’amour, il n’en est pas moins fort généreux en amitié. Surtout, Molière entend peindre le ridicule des hommes de son temps; dans une comédie, explique son porte-parole Dorante, « vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle » (la Critique de l'École des femmes). Au lieu des figures convenues qui fleurissaient dans la comédie romanesque des années 1640-1660, Molière le premier ose jeter sur la scène ses contemporains et peindre des précieuses, des marquis, des dévots et des prudes. Du coup, la dualité de faction et du comique est abolie, puisque la charge de faire rire cesse d’être réservée au valet pour s’étendre à son maître. La comédie peut alors prétendre exercer sa catharsis (« le Théâtre a une grande vertu pour la correction », déclare la Préface de Tartuffe, qui ajoute : « on souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie; on veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule »); il suffit pour cela que le ridicule soit donné pour tel, et il l’est dans son écart par rapport à une norme que Molière incarne dans le personnage, caractéristique de son théâtre, du raisonneur (Ariste, Chrysalde, Cléante). Celui-ci assume une double fonction : dramatique, en ce qu’il représente — dans ce premier moment de l’œuvre — le contraire (mais non le symétrique) du protagoniste; didactique, en ce qu’il constitue le pôle d'identification du spectateur supposé « honnête homme ». L’opposition est donc tranchée entre le camp de la tyrannie, qui est celui du père ou du jaloux, et le camp de la norme Nature, qui est celui des jeunes amoureux et des raisonnables. La notion de nature postule ici un rapport d’équivalence, non encore problématisé, entre raison et plaisir. Le rire est l’expression directe de la transcendance d’une raison qui coïncide chez le spectateur avec le sentiment délectable de sa supériorité.

 

La mise en question de la norme

 

Avec Dom Juan (1665) et le Misanthrope (1666) disparaissent les amoureux unis luttant pour leur bonheur contre la tyrannie d’un tuteur ou d’un père; quant aux raisonneurs, ils se cassent ridiculement le nez comme Sganarelle (Dom Juan, acte III, scène 1) ou s’évaporent dans l’abstraction du couple fantôme Philinte-Éliante. Où situer désormais le pôle de la nature, qui jusqu’ici a fait office de norme?

 

Il semble avoir éclaté, avec le divorce des deux éléments qui le constituaient — la raison et le plaisir. La raison maintenant énonce ses exigences morales et sociales de respect du mariage (Done Elvire), de la probité (M. Dimanche), de la parole donnée (Dom Carlos, Dom Alonse), des parents (Dom Louis) et de Dieu (Sganarelle) face à l’obstination aveugle et superbe du principe de plaisir baptisé Don Juan. Or, aucune des deux instances ne remporte décisivement sur l’autre, le dénouement amenant l'annihilation et non la résolution de la question posée par l’existence de Don Juan. Les prêcheurs sont bien reçus de Don Juan et jamais il ne les réfute; il fait pis ; il laisse discourir la raison dont ils sont porteurs jusqu’à ce qu’elle se détruise elle-même. Sous le regard glacé du libertin transformé en spectateur afin que le spectateur juge les autres par son regard, les objurgations solennelles sonnent comme autant d’absurdes et grandiloquentes parodies de l’héroïsme cornélien; l’interminable tirade où Dom Louis entend prouver que « la naissance n’est rien où la vertu n’est pas » (acte IV, scène iv) démasque en lui le courtisan qui a employé son crédit et ses relations à couvrir aux yeux du monde les turpitudes de son fils. Mais si la société qui poursuit Don Juan est mise à nu devant lui dans ses petitesses et ses contradictions, son personnage lui-même est démythifié : Molière prend ses distances vis-à-vis de la figure emblématique du séducteur en donnant à Don Juan, à l’acte II, des proies trop faciles pour lui, dont il n'arrive même pas à faire sa pâture; comme libertin corrupteur, il échoue à faire blasphémer le pauvre et, en devenant hypocrite, il abaisse son orgueil de révolté aux feintes méprisables d'un Tartuffe. La Nature, qui se dévoile en Don Juan («j'ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui

 

m’attire », acte III, scène v) identique à ce qu’elle était chez Agnès (« Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir? », v. 1527 de l'École des femmes), a changé de signe : sous la perruque du blondin apparaît maintenant la « bête brute » (Dom Juan, acte I, scène i). Don Juan est cette norme foudroyée qui a eu le temps, avant de périr, de foudroyer toute autre norme, et qui nous laisse, comme Sganarelle, désemparés devant un tombeau vide.

 

La scène est vide aussi à la fin du Misanthrope, et l’ambiguïté continue de régner. Elle avait déconcerté plutôt que séduit les spectateurs en faisant d’Alceste un personnage qui « malgré sa folie, si l’on peut ainsi appeler son humeur, a le caractère d’un honnête homme » : « bien qu’il paraisse en quelque façon ridicule, il dit des choses fort justes » (Donneau de Visé). Que réclame-t-il en effet, sinon la sincérité dans les rapports humains — au lieu des vains compliments et offres d'amitié dont chacun accable celui qu’il vient de calomnier—, et particulièrement en amour? Alceste fait fonction de norme par rapport au salon de Célimène où trônent la susceptibilité boursouflée d’Oronte, la complaisante vacuité des petits marquis et la coquetterie d’une jeune veuve qui se promet à tous et ne s’attache à personne. Mais inversement, le salon de Célimène peut s’instaurer en norme face à l’archaïque roideur du misanthrope. Ce qui ne trompe pas dans la comédie, c’est la direction du rire : or, le seul personnage présent sur qui il ne cesse de tomber est précisément Alceste (« Par la sangbleu, messieurs, je ne croyais pas être/Si plaisant que je suis », v. 773-774). Alceste est le fâcheux qui veut interrompre la comédie; il est celui qui refuse de rire et qui devient, par là même, l’objet du rire des autres. Il vérifie la loi bergsonicnne du comique : « Quiconque s’isole s’expose au ridicule ». Et cette volonté d’isolement part d’un amour-propre (« Je veux qu’on me distingue », v. 63) qui n’est pas moins exacerbé — même s’il prend des formes différentes — que celui de Célimène.

 

Dans le Misanthrope comme dans Dom Juan, la norme se dérobe, qui ne s’incarne ni dans le personnage central ni dans la société qu’il juge. Ces pièces « ne renvoient pas le spectateur à sa propre sagesse, mais le laissent sur le goût amer de l’impossibilité de toute sagesse » (J. Guicharnaud).

 

Vers le spectacle total

 

Molière, avec Dom Juan et le Misanthrope, imposait à la comédie des conditions limites. Le rire y perd sa bonne conscience, quand il ne se perd pas lui-même devant un dénouement qui ne signifie plus restauration de l’ordre, mais destruction ou dispersion. La voix de la raison, qui orientait la comédie morale et didactique, n’est plus discernable de celle de la folie, puisque « c’est une folie à nulle autre seconde / De vouloir se mêler de corriger le monde» (le Misanthrope, v. 157, 158). Dès lors que la raison ne pouvait plus constituer la norme, deux solutions s’offraient à Molière : ou bien persévérer dans une mise en question de cette norme, qui eût abouti bientôt au silence de Molière en tant qu’auteur comique; ou bien, par un retournement qu’il faut proprement qualifier de spectaculaire même s’il s’accommode d’une évolution, constituer en norme la folie elle-même.

 

Plus personne aujourd’hui ne conteste l'idée d’une évolution de Molière. Pour ce qui est de son sens, plusieurs paramètres l’indiquent clairement. Molière a débuté en utilisant les formes traditionnelles de la comédie en cinq actes et en vers et de la farce en un acte, tantôt en vers, tantôt en prose; « il finit — observe R. Bray — en marquant sa prédilection pour la comédie en trois actes et en prose », qui est « la forme la plus libre ». Cette évolution formelle est indissociable d’une évolution de la matière dramatique. Si l’on met à part les deux premiers canevas moliéresques et la Pastorale comique dont on n’a presque rien gardé, restent trente pièces que l’on peut découper chronologiquement en trois groupes égaux : sur les dix premières, on compte deux farces; sur les dix suivantes, trois; sur les dix dernières, six. La farce n’est donc point un résidu de la jeunesse inexpérimentée de l’auteur, mais une expression parfaitement authentique — et dont le goût en lui ne fit que croître — de sa maturité comique. Il est encore possible d’y repérer une inspiration « gauloise » (le Médecin malgré lui, 1666) et une inspiration italienne (les Fourberies de Scapin, 1671). Cette faveur de plus en plus largement donnée à la farce se combine avec celle du ballet : dans ses dix premières pièces, Molière n’y a recours qu’une fois; dans les dix suivantes, cinq fois; dans les dix dernières, sept fois. Ajoutons la hausse constante du coefficient d’occupation moyenne de la scène, et il apparaîtra à l’évidence que le Molière d’après Dom Juan ou Alceste est marqué par une recherche redoublée de la vis comica et du spectaculaire.

 

L’idée d’évolution n’est point contredite par celle de permanence : si rien ne demeurait, à quelle aune le changement se mesurerait-il? Les deux pièces de l'Avare (1668, cinq actes en prose) et surtout des Femmes savantes (1672, cinq actes en vers) suivent la ligne de la grande comédie. Elles ne laissent pas cependant de traduire son infléchissement. La comédie de caractère glisse à la comédie de mœurs : au lieu de deux individus dans l'École des femmes, c’est tout un milieu qui est ici représenté. L’action de l'Avare ne se déroule pas dans un carrefour ou une antichambre de convention, mais dans la salle bien lambrissée d’un riche bourgeois; et le thème de l’argent est le plus propre à introduire dans les ressorts de l’activité concrète et journalière, comme dans l’univers marginal des usuriers et des entremetteuses. La comédie subit aussi une certaine démoralisation, consécutive à la mise en question par Molière lui-même de ses visées didactiques : le vice n’est plus dénoncé de front, il est utilisé par l’amoureux devenu machiavélique («j’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations », déclare Valère à l’acte I, scène i) — quand il n’est pas glorifié comme l’adultère royal dans Amphitryon. Avec les Femmes savantes, on côtoie davantage encore la comédie de mœurs, au point que plusieurs y ont vu un drame bourgeois; la morale n’y est point non plus cause finale, puisque Molière a voulu faire de cette pièce d’abord un règlement de comptes personnel avec l’ombrageux érudit Ménage — devenu sur scène Vadius — et surtout avec l’abbé Cotin, poète mondain adversaire des comédiens, déchiré sous le nom transparent de Trissotin. Mais ce qui différencie essentiellement les Femmes savantes des grandes comédies des années 1662-1666, c’est la « volonté très révélatrice de ne plus séparer les genres et de rapprocher la comédie en cinq actes et en vers de la comédie-ballet » (R. Garapon) — ballet métaphorique de répliques (les deux stichomythies symétriques de Trissotin et Vadius à l’acte III, scène m) et de mouvements (Chrysale surgissant à la fin des actes II, III et IV comme pour un intermède). Même une comédie d’apparence aussi traditionnelle manifeste donc cet effort du « dernier Molière » en direction d’un spectacle total.

 

Très tôt, Molière a songé à l’imbrication de la chorégraphie dans la comédie. Dès les Fâcheux (1661), il occupe les entractes par une entrée de ballet : « c’est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres », souligne-t-il dans l'Avertissement au lecteur. Encore faut-il progresser — notamment par la version originale du Mariage forcé (1664), où Molière soumet à sa conception d’ensemble la musique de Lulli et la chorégraphie de Beauchamps — vers une fusion des arts qui donnerait

 

aux intermèdes une fonction semblable à celle des scènes, afin que le fil de l’action ne soit pas rompu. Telle est la dimension dans laquelle s’épanouit la création moliéresque après qu’elle a abdiqué sa première prétention cathartique : « Ne songeons qu’à nous réjouir : / La grande affaire est le plaisir », chante une troupe de masques dansants à la fin de Monsieur de Pourceaugnac (1669). C’est au triomphe de l’apparence qu’invitent les grands divertissements royaux, sans souci de morale ni de vraisemblance, dont Molière devient l’omnipotent ordonnateur. Non sans une pointe de démystification introduite emblématiquement au cœur de la fête (dans les Amants magnifiques en 1670, le personnage d’Anaxarque décrit avec « ses fils et tous ses ressorts » la machine qui permettra la fallacieuse apparition de Vénus) comme une protestation ludique devant l’artifice d’un spectacle qui tourne la fusion des arts en subordination de la parole, au point que la comédie — c’est très net pour la Comtesse d’Escarbagnas en 1671 — finit par n’être plus que l’intermède de ses intermèdes. L’équilibre est rétabli dans les dernières grandes comédies-ballets, où le texte cesse d’être un prétexte et où la nature reprend ses droits, non certes comme norme de l’orthodoxie morale et sociale, mais dans l’affirmation jubilante de sa folie. La déraison est devenue la norme. Alors qu’autrefois le monde réel des raisonneurs triomphait toujours du monde imaginaire d’Alceste, d’Arnolphe, de Sganarelle ou d'Orgon, avec le Bourgeois gentilhomme (1670) ou le Malade imaginaire (1673), c’est la folie qui entraîne le monde dans sa sarabande de faux muftis et de macaroniques porte-seringues. Jourdain et Argan n’ont plus à être expulsés pour que le monde redevienne transparent, c’est le monde qui doit se transfigurer en leur songe créateur. Le rire a perdu sa fonction critique, il se fait « rire de fête qui unit les hommes au lieu de les exclure, et qui les console au lieu de les corriger » (G. Defaux). Loin d’exprimer la transcendance de la raison, le dernier rire de Molière exulte de folie partagée.

 

L'invention d'un langage dramatique

 

Le rire chez Molière est l’effet d’une recherche sur les possibilités du langage dramatique. Paradoxalement, ceux-là mêmes qui reconnaissaient l’efficacité du langage moliéresque refusaient d’en admettre la qualité. « En pensant bien, il parle souvent mal », tranche Fénelon; et depuis, nombre de critiques ont incriminé les chevilles, les métaphores incohérentes (par exemple au v. 1761 du Misanthrope: «Pourvu que votre cœur veuille donner les mains / Au dessein que je fais... »), les cascades de mots subordonnants et les « remplissages » où tant de synonymes viennent réfracter indéfiniment la même idée ou la même information. Ce sont là des reproches de lecteurs et non de spectateurs. Pour ces derniers, ou bien ces défauts n’en sont pas — car ils comprennent d’emblée l’enchevêtrement des relatifs dont les antécédents, après coup, laissent perplexes les grammairiens —, ou bien ils se muent en qualités : les rimes attendues, la reprise des mêmes idées permettent à l’auditeur, qu’un style trop dense lasserait vite, de reprendre haleine et d’assimiler les changements intervenant dans la situation des personnages. C’est même un souci constant chez Molière que de morceler au maximum la transmission d’une information afin d’éviter tout risque de déficit : dans le Médecin malgré lui, il ne faut pas moins de cent deux répliques pour que Valère et Lucas fassent avouer à Sganarelle, sous la contrainte, qu’il est médecin. Le moindre contenu référentiel est exploité par une série de répliques à fonction émotive, phatique ou exhortative, et doublé souvent par des jeux de scène : le spectateur sait toujours où il en est.

« la succession des comédiens du Marais; mais Molière obtiendra mieux encore pour les siens, après plusieurs voyages dans la capitale et une introduction à la Cour : la protection officielle de « Monsieur, frère unique de Sa Majest é>>.

Voilà donc Molière de retour à Paris, Je lieu de son premier échec.

Il y saisit de justesse l'occasion de faire briller sa troupe au yeux du roi : dans la salle des gardes du Vieux Louvre, le 24 octobre 1658, la représentation de Nicomède a fait quelque peu bâiller Sa Majesté lors­ que Molière propose, pour terminer le spectacle, « un de ces petits divertissements ( ...

] dont il régalait les provin­ ces >>.

La farce du Docteur amoureux a l'heur de dérider Je jeune prince, qui lui accorde la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec les Comédiens-italiens.

Quand, deux ans plus tard, le Petit-Bourbon sera démoli, Molière obtiendra le théâtre du Palais-Royal.

Maintenant fixé à Paris, il peut, à trente-six ans, commencer véritablement sa carrière : sa vie désormais tend à se confondre avec son œuvre.

C'est du même mouvement qu'il rencontre la consécration et la contestation, l'une renforçant 1' autre au point qu'on pourrait marquer les étapes de la création moliéresque par les querelles qu'elle suscite : querelle des Précieuses ridicules (1659-1661), où s'affirme l'hostilité des beaux esprits qui se sentent v!sés, des auteurs et des o;omédiens rivaux; querelle de l'Ecole des femmes (1662-1664), qui ajoute l'inimitié des prudes et des doctes; querelle du Tartuffe (1664-1669) englobant celle de Dom Juan ( 1665-1666), où les dévots crient au scandale.

Contre tant d'adversaires qui multipliaient les critiques non seulement sur le plan littéraire et artistique, mais dans les domaines de la morale, de la religion et même de la vie personnelle, sur quels appuis Molière pouvait-il compter? Sur l'essentiel du public : les rieurs ont été pour lui; sur la cohésion de sa troupe (mis à part la défection de la Du Parc), sur de fidèles amitiés (Boileau, La Fontaine, Mignard), de hautes protections (Henriette d'Angleterre, le prince de Condé) et le constant soutie:n du roi : Molière écrivit une quinzaine de pièces -près de la moitié de sa production -en réponse à une sollicitation princière, et si Louis XIV commença par interdire les représentations publiques de Tartuffe, il le fit à son corps défendant, sous la pression du parti dévot.

C'est la dernière année seulement de la vie de Molière que la faveur royale se refroidit pour tourner du côté de Lulli, habile à confisquer à son profit le gofit du monarque pour les pièces -telle Psyché en 1671 -jouées avec musique, ballets et machin es: rai­ son pour laquelle la dernière comédie de Molière, le Malade imaginaire, ne fut pas créée à la Cour mais au Palais-Royal.

On sait que Molière mourut après la qua­ trième représentation, le 17 février 1673.

Il fallut une supplique de sa veuve à l'archevêque de Paris pour que Molière, décédé avant d'avoir pu recevoir les derniers sacrements, fat enterré au cimetière de sa paroisse.

Molière jouant jusqu'à son dernier jour et mourant presque sur la scène, n'est-ce pas la vérité d'une vie tout entière donnée au théâtre et unifiée par sa passion? Molière : l'« homme de théâtre •• C'est un cas tout à fait exceptionnel dans l'histoire littéraire mondiale qu'un homme ait assumé simultané­ ment les fonctions d'acteur, de directeur de sa troupe et d'auteur d'une grande partie des pièces jouées par ses camarades.

Cette triple vocation exprime la consubstan­ tialité de Molière et du théâtre.

Il est d'abord un acteur, et un très grand acteur co mi­ que.

Ses maîtres sont à l'évidence les Comédiens­ italiens, installés déjà à Paris au temps de l'Illustre­ Théâtre et partageant avec Molière, après son retour de prov ince, les salles du Petit-Bourbon et du Palais-Royal.

La cohabitation est cordiale, dont Molière profite pour étudier le jeu de ses confrères d'outre-monts.

On le voit jouer masqué, selon la tradition de la commedia del­ l'arte, le Mascarille des Précieuses ridicules.

S'il quitte le masque dès Sgnanarelle ou le Cocu imaginaire (1660), c'est pour emprunter à Scaramouche, vedette de la troupe italienne, ses moustaches tombantes et noircies au charbon -qu'il supprima en 1666, année du Misan­ thrope.

Il lui emprunte surtout sa démarche et ses grima­ ces : comme les Italiens jouaient dans leur langue, leur principale ressource pour se faire comprendre du public français résidait dans les contorsions et gesticulations, et c'est l'art du mime qu'ils apprirent à Molière.

Celui-ci arrivait sur scène en se déhanchant, la tête renversée sur une épaule torse et les pieds en parenthèse.

Son don de caricature s'étendait aussi à la voix, comme le montre la première scène de l'Impromptu de Versailles, où il ridiculisait la déclamation emphatique de cinq comé­ diens (dont une comédienne) de l'Hôtel de Bourgogne.

La diction de 1 'acteur Molière était un mélange de volu­ bilité et de hoquet, à quoi s'adjoignit plus tard une toux - symptôme de sa tuberculose -dont il sut tirer de nouveaux effets comiques : les rires ainsi déchaînés, s'ils perme ttent de rendre à sa dimension bouffonne un per­ sonnage comme Arnolphe qui à la lecture peut apitoyer, mirent en contrepartie un terme aux ambitions d'acteur trag ique que Molière avait très longtemps nourries.

Cette exigence pour son propre jeu, Molière la mani­ fe stait aussi pour celui de la compagnie dont iii assurait la direction.

Son influence avait rapidement dominé, due à une origine sociale et une éducation qui tranchaient dans le milieu des comédiens, à ses talents d'acteur et de metteur en scène, à son entregent enfin-car, comme le rapporte Donneau de Visé, « il savait ce qu'il fallait faire pour réussir ».

Pour saisir Molière au centre de sa troupe, il n'est que de lire l'Impromptu de Versailles : le direc­ teur y explique à chacun, avec clarté et fermeté, le carac­ tère de son rôle, indique les jeux de scène, r,ectifie en prêchant d'exemple le ton de La Grange et de Brécourt; mais l'autorité s'accompagne de familiarité et d'une sou­ plesse quelque peu ironique lorsqu'il s'agit de ménager la susceptibilité de la Du Parc, fâchée de toujours jouer les marquises façonnières.

Le résultat de si minutieuses répétitions est reconnu par les adversaires mêmes, puis­ que Donneau encore note à propos de l'École des fem­ mes :. »

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