ROUSSEAU - Les Confessions, Livre I: Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée...
Publié le 17/01/2022
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Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève celle des graveurs. Cet état assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, et, me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré, de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais au premier château en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux ; et c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractère, dans l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon coeur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré peut-être, et après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi. Au lieu de cela... quel tableau vais-je faire ? Ah ! n'anticipons point sur les misères de ma vie ; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.
Rousseau, Les Confessions, Livre I, coll. « Folio «, Éd. Gallimard, 1995, p. 77-78.
«
dans Le Contrat social doit de son côté beaucoup à une méditation sur les petites sociétés des villes suisses et « l'état » des artisans tel qu'il est ici évoqué.
Le recours au « si » initial rappelle également les hypothèses philosophiques qu'affectionnait Rousseau, telle lafameuse hypothèse de «l'état de nature » dans le Discours sur l'origine de l'inégalité par laquelle le philosophe imaginait l'existence de l'homme avant l'établissement de toute communauté.
Ce petit récit de vie est donc conçucomme l'illustration pratique d'une sagesse, issue de l'Antiquité grecque ou latine : «l'état » idéal est celui qui placel'individu dans ce «juste milieu» qui est, selon le philosophe grec Aristote, celui de la justice et de la morale (avec unmétier « assez lucratif pour donner
une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune», on est assez riche pour faire le bien, pas assez pourvivre une vie dissolue) ; quant au « loisir honnête » qui permet de « cultiver des goûts modérés », c'est une desvaleurs essentielles de la civilisation romaine (en latin : rotium).
Un texte charnière
Mais ce tableau d'une vie exemplaire est lié au contexte même des Confessions: à la charnière des livres I et II, cette brève description forme un diptyque' avec toute la suite de l'autobiographie : «Au lieu de cela...
quel tableauvais-je faire ? Ah! n'anticipons point sur les misères de ma vie [...] » (I.28-29).
La fonction avouée du passage estdonc de dramatiser à la fois le départ de Genève, mais aussi tous les événements à venir, la suite même desConfessions.
Les conséquences de cette dramatisation sont assez curieuses : si cette vie possible est bien celle qui « attendait naturellement » Jean-Jacques, toute la vie réelle de Rousseau, que le lecteur va découvrir, doit être luedésormais comme une anomalie ; en avançant dans le récit, le lecteur ne cessera de s'éloigner de ce tableau idéald'une vie naturelle, et Jean-Jacques est d'avance excusé de ses errements: ici s'arrête la « bonne » vie deRousseau, celle qu'il aurait voulu vivre.
Il reste que si l'auteur était devenu un petit artisan genevois, nous aurions été privés du texte même desConfessions: « je serais mort paisiblement dans le sein des miens.
Bientôt oublié, sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi » (I.
25-27).
C'est bien parce qu'il n'a pas pu vivre cette «vie obscure et simple », que l'auteur a été amené à écrire son autobiographie.
Dernière conséquence de ce récit d'une vie idéale : ce petit roman nous ayant été donné comme une parenthèse,toute la suite du récit doit, par contraste, nous apparaître comme purgée de tout romanesque ; c'est dans l'étatd'artisan auquel il était promis mais auquel il a échappé que Jean-Jacques aurait eu à recourir aux « chimères » del'imagination pour s'évader de la réalité (I.
11).
Le lecteur doit comprendre que le récit qu'il va lire n'est pas leproduit de l'imagination mais un récit de vérité qui dira les aléas de la vie réellement vécue.
Cette parenthèse, où le récit s'éloigne de la vie réelle pour rêver à une vie possible, confirme donc, par contraste, lestatut autobiographique de l'oeuvre : l'autobiographie vient « au lieu de » la fiction romanesque ; mais le lecteur nepeut partager les regrets de Rousseau : faute d'avoir vécu cette vie idéale, Jean-Jacques a été conduit à écrire letexte même des Confessions..
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