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Un provincial qui visite Paris vers le milieu du XVIIIe siècle écrit à l'un de ses amis pour lui donner une idée du mouvement philosophique et littéraire dont la capitale était alors le foyer

Publié le 13/02/2012

Extrait du document

A Monsieur Michel de Clorivière, en son château de Kéhériac, près Saint-Malo.

Paris, ce 15 d'octobre 1758.

Monsieur et cher Cousin,

Depuis bientôt un mois, Paris la grand'ville compte en ma personne, un Breton de plus. Il n'y est pas venu pour lui faire son procès. Paris est la capitale du monde intellectuel, qui ne le sait ? L'on y imprime la plupart des nouveautés. C'est à Paris que se rassemble tout ce qui pense et qui écrit. C'est à Paris qu'un Jury anonyme, nombreux et souverain, décerne la palme aux prosateurs et aux poètes, ou condamne au pilori leurs productions : auprès de son verdict, la censure d'Etat fait piètre figure....

« Parisien afin de savoir quelle arriere-pensee anime ceux qui distribuent ici, la louange ou le blame aux hommes du jour, aux reformateurs de la Societe. Es executent des concerts ou des charivaris avec un tel ensemble, qu'on cherche un chef d'orchestre invisible.

Je me demande anxieusement si ces chevaliers servants de la raison ne sont pas les ennemis de nos autels...

Mon pied-a-terre, vous le devinez, est le logis de notre commun cousin, l'erudit abbe Trublet, l'auteur estime des Essais de Litteraiure et de Morale. Protégé par la Reine, it est entre depuis peu a l'Academie : ce n'est pas un mince honneur pour notre famine! Avant-hier, je le priai de me conduire aupres d'un second compatriote de marque, Freron, fondateur de L'Annee Litteraire.

Cette publication jouit ,des l'abord d'un succes qui dure; elle ne laisse pas indifferent le « camp » ennemi; elle a le don d'irriter Voltaire tout specialement.

Je viens de pro- noncer le mot de « camp », c'est le terme exact : oui, comme denx armees se partagent les esprits.

La Reine et ses enfants patronnent la premiere. Mais en dehors.

des Trublet, des Freron, des Gresset, des Pompignan, des Guenee, des Bergier, pourquoi compte-t-elle si peu de savants, si peu de nobles, et pourquoi si peu d'apologistes dans la chaire de verite, alors que les autres sont legion? A present, Louis Gresset vit solitaire; il ne compte plus, dans le parti, que par sa bonne comedic, le Mechant.

J.-J.

Lefranc de Pompignan, auteur de belles poesies sacrees, ne pent manquer de conquerir bientot les suffrages de l'Academie; ii saura, je pense, se servir aussi de la prose, au profit des principes metaphysiques et des traditions, que les adversaires abandonnent ou denigrent.

En un langage courtois, saupoudre de sel attique, l'abbe Guenee repete sans cesse a Voltaire :etre deiste et rien de plus, c'est manquer de logique, car 1'Etre divin est, de toute necessite, bon, juste infiniment; i1 doit gouverner le monde avec une sagesse sans Loonies; it doit etre capable de se reveler a sa creature raisonnable; si cette creature a prevarique, Dieu a pu lui fournir le moyen de se rehabiliter, en lui donnant misericordieusement un Redempteur.

Revelation, Redemption, seront alors des evenements historiques, que l'on n'ecartera pas par des mots d'esprit, en soulevant de mesquines diffieultes.

On aura beau donner licence a la raison; cherir le confortable, l'existence facile, les plaisirs de l'esprit et ceux de la bonne there, it faudra avouer la beaute de la Morale chretienne qui tient compte de la douleur, patiemment supportee.

Mais j'abuse; retenez seulement ce mot de Voltaire : c Le secretaire des Juifs, - l'abbe Guenee, auteur des Lettres de quelques juifs, - est malin, adroit comme un singe; en meme temps qu'il fait mine de baiser la main, it mord jusqu'au sang.

» Voltaire s'en Arend avec plus de rudesse, an journaliste actif, au polemiste vigoureux Jean Freron.

Une satire toute recente, intitulee Le Pauvre Dia- ble (1), contient ces vers agressifs : Je m'engageai, sous l'espoir d'un salaire, A travailler a son Hebdomadaire (L'Annee Litteraire) Qu'aucuns nommaient alors patibulaire. II - Freron - m'enseigna comment on depegait Un livre entier, comme on le recousait, Comme on jugeait du tout par la preface. Ainsi park le Pauvre Diable.

Songez, mon cher cousin, que de tels petits ecrits de circonstance, pul- Intent et sont lances d'un camp sur l'autre, comme autant de javelots; les personnalites y sont de plus en plus frequentes.

Ils ne sont pas toujours signes.

Ils ne sont pas tous rediges avec la verve voltairienne, naturellement. Freron m'a conduit au café Procope, on s'assemblent les Bens de lettres : (1) L'abbe Trublet vous adressera la satire du Pauvre Diable, ou lui-meme se irouve kgalement. Parisien afin de savoir quelle arrière-pensée anime ceux qui distribuent ici, la louange ou le blâme aux hommes du jour, aux réformateurs de la Société.

Ils exécutent des concerts oq des char~:varis avec un tel ensemble, qu'on cherche un chef d'orchestre invisible.

Je me demande anxieusement si ces chevaliers servants de la raison ne sont pas les ennemis de nos autels ...

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Mon pied-à-terre, vous le devinez, est le logis de notre commun cousin; l'érudit abbé Trubl_et, l'auteur estjmé des Essais de Littérature et de Morale.

Protégé par la Reine, il est entr~ depuis peu à l'Académie : ce n'est pas un mince honneur pour notre famille! Avant-hier, je le priai de me conduire auprès d'un second compatriote de marque, Fréron, fondateur de L'Année Littéraire.

Cette publication Jouit dès l'abord d'un succès qui dure; elle ne laisse pas indifférent le « camp » en-nemi; elle a le don d'irriter Voltaire tout spécialement ..

Je vien_s de pro­ noncer le mot de « camp », c'est le terme exact : oui, comme deux armées se partagent les esprits.

La Reine et ses enfants patronnent la première.

Mais en dehors, des Trublet, des Fréron, des Gresset, des Pompignan, des Guénée, des Bergier, pourquoi compte-t-elle si peu de savants, si peu de nqbles, et pourquoi si peu d'apologistes dans la chaire de vérité, alors que les autres sont légion? A présent, Louis Gresset vit solitaire; il ne compte plus, dans le parti, que par sa bonne comédie, le Méchant.

J.-J.

Lefranc de Pompignan, auteur de belles poésies sacrées, ne peut manquer de conquérir bientôt les suffrages de l'Académie; il saura, je pense, se servir aussi de.

la prose, au profit des principes métaphysiques et des traditions, que les adversaires abandonnent ou dénigrent.

En un langage courtois, saupoudré de sel attique, l'abbé Guénée répète sans cesse à Voltaire : être déiste et rien de plus, c'est manquer de logique, car l'Etre divin est, de toute nécessité, bon, juste infiniment; il doit gouverner le monde avec une sagesse sans bornes; ii doit être capable de se révéler à sa créature raisonnable; si cette créature a prévariqué, Dieu a pu lui fournir le moyen de se réhabiliter, en lui donnant miséricordieusement un Rédempteur.

Révélation, Rédemption, seront alors des événements historiques, que l'on n'écartera pas par des mots d'esprit, en soulevant de mesquines difficultés.

On aura beau donner licence à la raison; chérir le confortable, l'existence facile, les plaisirs de l'esprit et ceux de la bonne chère, il faudra avouer la beauté de la Morale chrétienne qui tient compte de la douleur, patiemment supportée.

Mais j'abuse; retenez seulement ce mot de Voltaire : « Le secrétaire des Juifs, - l'abbé Guénée, auteur des Lettres de quelques juifs, - est malin, adroit comme un singe; en même temps qu'il fait mine de baiser la main, il mord jusqu'au sang.

» Voltaire s'en prend avec plus de rudesse, au journaliste actif, au polémiste vigoureux Jean Fréron.

Une satire toute récente, intitulée Le Pauvre Dia­ ble (1), contient ces vers agressifs : Je m'engageai, sous l'espoir d'un salaire, A travailler à son Hebdomadaire (L'Année Littéraire) Qu'aucuns nommaient alors patibulaire.

Il- Fréron -m'enseigna comment on dépeçait Un livre entier, comme on le recousait, Comme on jugeait du tout par la préface.

Ainsi parle le Pauvre Diable.

Songez, mon cher cousin, que de tels petits écrits de circonstance, pul­ lulent et sont lancés d'un camp sur l'autre, comme autant de javelots; les personnalités y sont de plus en plus fréquentes.

Ils ne sont pas toujours signés.

Ils ne sont pas tous rédigés avec la verve voltairienne, naturellement.

Fréron m'a conduit au café Procope, où s'assemblent les gens de lettres : (1) L'abbé Trublet vous adressera la satire du Pauvre Diable, où lui-même se trouve également.. »

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