Une journée idyllique Livre IV, Folio (Gallimard) pp. 186-187 - Confessions de Rousseau

Au début du livre IV, Rousseau. se souvient d'une journée, fin juin 1730, aux envi-rons d'Anne°. Parti se promener tôt le matin pour voir le lever du soleil, Jean-Jacques rencontre deux jeunes filles qu'il connaît, Mlle Geel, et Mlle de Graffenried, et qui l'invitent à Toune, un petit château dans la campagne. La jour¬née se déroule idéalement: nourriture partagée avec gourmandise, bavardages, atmosphère joyeuse, tendre et sensuelle — un moment de grand bonheur.

Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai

5 sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Gallev, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-même: «Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! Comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur".

u) La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous don¬naient nos cœurs. Enfin ma modestie, d'autres diront ma sottise, fut telle que

15 la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Gallev. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux bais¬sés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant

20 d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire; son amie entra, et me parut laide en ce moment.

Enjeu: volupté et fragilité d'un moment idyllique

Un cadre champêtre. Deux brefs tableaux: une scène de cueillette, un bai¬ser sur la main. Les trois jeunes gens forment, pour un jour, une petite société où règnent une sensualité diffuse, un accord entre les coeurs. Cependant le baiser sur la main introduit une note de disharmonie, dis-crète, et souligne la fragilité de cette idylle à trois car l'attention de jean-Jacques, apprenti amoureux, partagé entre son goût d'une tendresse chaste et l'élan de ses désirs, s'est fixé un court moment sur Mlle Galley.