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Victor Hugo, dans cet extrait des Misérables, décrit le passage d'un convoi de forçats dans les rues de Paris.

Publié le 14/02/2011

Extrait du document

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Les hommes entassés sur les haquets 1 se laissaient cahoter en silence. Ils étaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. Leurs accoutrements étaient hideusement disparates; rien n'est plus funèbre que l'arlequin des guenilles. Feutres défoncés, casquettes goudronnées, d'affreux bonnets de laine, et, près du bourgeon 2, l'habit noir crevé aux coudes; plusieurs avaient des chapeaux de femme; d'autres étaient coiffés d'un panier; on voyait des poitrines velues, et à travers les déchirures des vêtements, on distinguait des tatouages; des temples de l'amour, des cœurs enflammés, des Cupidons. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois avaient une corde de paille fixée aux traverses du haquet, et suspendue au-dessous d'eux comme un étrier, qui leur soutenait les pieds. L'un d'eux tenait à la main et portait à sa bouche quelque chose qui avait l'air d'une pierre noire et qu'il semblait mordre; c'était du pain qu'il mangeait. Il n'y avait là que des yeux secs; éteints, ou lumineux d'une mauvaise lumière. La troupe d'escorte maugréait, les enchaînés ne soufflaient pas; de temps en temps on entendait le bruit d'un coup de bâton sur les omoplates ou sur les têtes; quelques-uns de ces hommes bâillaient; les haillons étaient terribles; les pieds pendaient, les épaules oscillaient, les têtes s'entre-heurtaient, les fers tintaient, les prunelles flambaient férocement, les poings se crispaient ou s'ouvraient inertes comme des mains de morts; derrière le convoi, une troupe d'enfants éclatait de rire.

1. Haquet : charrette longue, étroite, sans ridelles. 2. Bourgeon : petite casaque de toile que portent certains ouvriers. Vous ferez de ce texte un commentaire composé dans lequel vous mettrez en évidence la puissance de la vision de Hugo, en insistant particulièrement sur l'organisation du tableau (mise en scène, dessin, rythme) et sur les intentions que révèle cette évocation de la misère.

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« La compassion tient moins à ce qui est dit qu'à ce que le narrateur ne dit pas : pour lui, les forçats ne sont jamaisnommés péjorativement (bagnards, forçats, etc.) Ce ne sont que des « hommes entassés », des « enchaînés » : cen'est donc pas leur nature qui les rend remarquables, mais leur situation.

Quant à l'horreur, elle naît dedéterminations dont l'accumulation et l'unité thématique — « hideusement », « rougeurs malsaines », « mauvaiselumière », etc.

— créent une vision subjective et en même temps empathique du convoi. Cette pénétration du narrateur au cœur même du spectacle n'est d'ailleurs pas uniquement perceptible «sentimentalement », la structure même du texte nous installe insensiblement dans la réalité physique de cettesouffrance. * * * En effet, le texte procède par une suite de rétrécissements du champs de focalisation qui vont du général auparticulier, de l'extérieur vers l'intérieur, du matériel au symbolique. Le tableau s'ouvre sur la vision globale des « hommes entassés »; puis le narrateur, fouillant la multitude, en saisit «deux ou trois », avant de s'arrêter enfin sur « l'un d'eux » : le geste de ce dernier devient ainsi l'emblème du groupe.Êtres déchus, ils n'ont plus droit qu'à un semblant de nourriture. Le même procédé permet au narrateur de saisir le détail qui inversement s'élargit jusqu'au symbole; « on voyait...

»,« on distinguait...

», « on apercevait...

» : de plus en plus précise la vision du narrateur offre une triple image desforçats — virile (« les poitrines velues »), humaine (les tatouages ne sont-ils pas à leur manière des semblantsd'affection ?), maladive (« les dartres et les rougeurs ») — qui à sa façon donne une assez bonne idée de ces «misérables » auxquels le roman emprunte son titre. Cette misère qui se lit dans cet « arlequin des guenilles », mais surtout dans l'hallucinante déchéance physique deces hommes, véritables morts-vivants. * * * Car si la vie n'apparaît qu'à l'extrême fin grâce aux rires enfantins, c'est pour faire un contraste saisissant avecl'atmosphère de mort — le terme intervient d'ailleurs juste avant l'évocation de la « troupe d'enfants » — qui planesur l'ensemble du tableau.

Morts à la vie sociale, ces condamnés — ou plutôt ces damnés — n'ont plus qu'une vievégétative.

Dès la première phrase, le « silence » introduit le lecteur dans ces corps trop usés pour émettre lemoindre râle : et l'on songe alors aux vers de Ronsard : « Je n'ai plus que les os, un squelette je semble, Décharné,dénervé, démusclé, dépoulpé, Que le trait de la mort sans pardon a frappé.

» dont les « enchaînés » semblent les «encore vivantes » paraphrases.

Un silence de mort, selon l'expression consacrée, un silence que vient rompre lamort elle-même tant il est vrai qu'ici elle prend les traits de la « troupe d'escorte [qui maugrée] » et donne des «coups de bâton sur les omoplates ».

Ne faut-il pas voir alors dans « la troupe d'enfants » (expression symétrique de« la troupe d'escorte ») et son rire éclatant (réplique exacte au maugréement du soldat) plus que le renouveau de lavie ? L'espoir d'une nouvelle vie où l'homme ne serait plus réduit par la société à l'état de moribond, fût-il forçat ! * * * D'un tableau en apparence banal, Hugo fait, par la prodigieuse orchestration d'un vocabulaire savamment mis enplace, un sévère réquisitoire contre la misère.

Il parvient à rendre sympathiques ceux-là même que la société (etdonc le lecteur) réprouve.

Plus que des mémoires ou des arguments, ce dernier souffle de vie suscite chez le lecteur(et n'oublions pas que Les misérables sont de 1862) une question : la Justice, est-ce cela ?. »

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