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Du Côté de Chez Swann Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne l'y fait pas renoncer: Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse.

Publié le 12/04/2014

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Du Côté de Chez Swann Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne l'y fait pas renoncer: Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et j'en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m'a été dénoncé que par d'autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t'aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à t'aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses. Mais je n'en sais rien, moi, s'écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois. Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n'a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu'un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: "deux ou trois fois" marquèrent à vif une sorte de croix dans son coeur. Chose étrange que ces mots "deux ou trois fois", rien que des mots, des mots prononcés dans l'air, à distance, puissent ainsi déchirer le coeur comme s'ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu'on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu'il avait entendu chez Mme de Saint-Euverte: "C'est ce que j'ai vu de plus fort depuis les tables tournantes." Cette souffrance qu'il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu'il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s'était échappée des mots "peut-être deux ou trois fois", dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu'il avait connu qu'une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d'où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu'on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu'elle lui avait dit avoir faite "deux ou trois fois" ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu'en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu'à le rapprocher d'elle parce qu'il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s'il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann, comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d'une certaine femme mais il y en avait des centaines d'autres et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n'avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la possession, toujours impossible, d'un autre être. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d'entrer dans son âme comme des hordes d'envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d'un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les muscles d'un membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne l'illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce fut moins comme d'habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son coeur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et comme un animal expirant qu'agite de nouveau le sursaut d'une convulsion qui semblait finie, sur le coeur, un instant épargné, de Swann, d'elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de l'homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu'elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que l'espace d'une seconde, le temps qu'il portât la main à son coeur, reprit sa respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu'un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup, à lui faire DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN 179 Du Côté de Chez Swann faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu'il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu'il eut assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d'Odette seulement si d'abord son supplice ne s'aggrava pas. Ma chérie, lui dit-il, c'est fini, était-ce avec une personne que je connais? Mais non je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exagéré, que je n'ai pas été jusque-là. Il sourit et reprit: Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m'empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne t'ennuierais plus. C'est si calmant de se représenter les choses. Ce qui est affreux c'est ce qu'on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon coeur de tout le bien que tu m'as fait. C'est fini. Seulement ce mot: "Il y a combien de temps?" Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c'est tout ce qu'il y a de plus ancien. Je n'y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue. Oh! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là; tu comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour. Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l'île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. A une table voisine il y avait une femme que je n'avais pas vue depuis très longtemps. Elle m'a dit: "Venez donc derrière le petit rocher voir l'effet du clair de lune sur l'eau." D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu: "Non, je suis fatiguée et je suis bien ici." Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit "cette blague!" je savais bien où elle voulait en venir. Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer ainsi l'importance, ou pour ne pas avoir l'air humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton: Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille. Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n'avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il n'avait pas connu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il avait vécus avec Odette, qu'il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d'atroce; au milieu d'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l'Ile du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout; le bâillement d'Odette, le petit rocher. Il l'entendait répondre gaiement, hélas!: "Cette blague"!!! Il sentait qu'elle ne dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit: Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c'est fini, je n'y pense plus. DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN 180
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« faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu'il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu'il eut assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore.

Telle comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte.

Ce ne fut pas sa faute, mais celle d'Odette seulement si d'abord son supplice ne s'aggrava pas. \24 Ma chérie, lui dit-il, c'est fini, était-ce avec une personne que je connais? \24 Mais non je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exagéré, que je n'ai pas été jusque-là. Il sourit et reprit: \24 Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom.

De pouvoir me représenter la personne, cela m'empêcherait de plus jamais y penser.

Je le dis pour toi parce que je ne t'ennuierais plus.

C'est si calmant de se représenter les choses.

Ce qui est affreux c'est ce qu'on ne peut pas imaginer.

Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer.

Je te remercie de tout mon cœur de tout le bien que tu m'as fait.

C'est fini.

Seulement ce mot: "Il y a combien de temps?" \24 Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c'est tout ce qu'il y a de plus ancien.

Je n'y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là.

Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue. \24 Oh! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais.

Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là; tu comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour. \24 Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l'île.

Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité.

A une table voisine il y avait une femme que je n'avais pas vue depuis très longtemps.

Elle m'a dit: "Venez donc derrière le petit rocher voir l'effet du clair de lune sur l'eau." D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu: "Non, je suis fatiguée et je suis bien ici." Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair de lune pareil.

Je lui ai dit "cette blague!" je savais bien où elle voulait en venir. Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer ainsi l'importance, ou pour ne pas avoir l'air humilié.

En voyant le visage de Swann, elle changea de ton: \24 Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille. Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.

Jamais il n'avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il n'avait pas connu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il avait vécus avec Odette, qu'il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d'atroce; au milieu d'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l'Ile du Bois.

Odette sans être intelligente avait le charme du naturel.

Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout; le bâillement d'Odette, le petit rocher.

Il l'entendait répondre \24 gaiement, hélas!: "Cette blague"!!! Il sentait qu'elle ne dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit: \24 Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c'est fini, je n'y pense plus.

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