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Cours: LE POUVOIR (1 de 3)

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Paul Valéry: "si l’Etat est fort, il nous écrase, s’il est faible, nous périssons.

INTRODUCTION

"Etat" désigne l’ensemble des institutions légales qui doivent assurer le bon fonctionnement d’une société. Il peut se confondre avec le pouvoir personnel d’un homme (le Prince, le Léviathan, le tyran) ou avec une administration, une bureaucratie anonyme où plus personne ne détient de pouvoir en nom propre.

Ambiguïté de l’Etat: il est à la fois issu de la société, et n’est pas la société. D’où un débat classique: lequel doit être au service de l’autre? Est-ce à l’Etat de se subordonner aux intérêts de la société, ou l’Etat issu de la société acquiert-il son autonomie jusqu’à se subordonner la société, à pouvoir la réorganiser selon ses besoins?

N.B. le problème de l’Etat a beaucoup évolué au fil de l’histoire. Par exemple "tyrannie" désignait en Grèce un pouvoir personnel, sans connotation péjorative (il y avait de bons tyrans), pour certains, la seule différence d’avec une démocratie, c’était qu’on y perdait moins de temps en discussions! Le tyran, pour la philosophie politique moderne (Hobbes et Machiavel principalement), c’est quelqu’un qui assume une fonction indispensable: il assume tout le pouvoir dans une société pour empêcher les hommes de se battre.

I. LA POSITION ANTIQUE DU PROBLEME DE L’ETAT

La grande question des philosophies politiques de l’antiquité consistait à demander quel est le meilleur des régimes politiques, à faire donc une sorte de typologie des régimes politiques (démocratie, tyrannie, aristocratie...) pour en comparer les avantages et les inconvénients.

A. la République de PLATON

Lorsqu’on pose à Platon la question "qu’est-ce que la justice?", il répond par "un vaste détour". La justice est la même en l’homme, l’individu, et en la cité. Mais elle est plus visible dans la cité. Si l’on veut savoir ce que c’est que la justice, il faut commencer par construire en imagination une cité modèle, absolument juste. C’est à partir de l’idée, du paradigme qu’on pourra comprendre et juger les différents régimes existants. Cette cité parfaite a donc, au départ, valeur d’hypothèse: elle permet la recherche.

La question "quel est le meilleur régime politique possible?" devient donc: "quel est le régime le plus juste?"

1) la naissance de la société

Il faut commencer par savoir pourquoi les hommes se sont assemblés en sociétés (République livre 2). Ce ne peut être que le besoin qui les a poussés à se rassembler en une communauté. Chaque homme, isolément ne peut pas produire tout ce dont il a besoin. Par contre, en s’y mettent à plusieurs, ils peuvent se partager les tâches. L’origine de la société est donc l’avantage que présente la division sociale du travail: chacun, en se spécialisant dans une tâche, pourra devenir spécialiste en la matière et faire profiter tout le monde de son savoir-faire. C’est ainsi que les techniques de production peuvent progresser, et c’est aussi l’origine du luxe.

C’est donc dans la recherche de leur intérêt que les hommes se sont réunis en cités. Mais c’est aussi la recherche de leur intérêt qui risque en permanence de faire éclater cette communauté. En effet, on peut estimer ne pas trouver son avantage dans la répartition des richesses ou des honneurs, revendiquer, au nom de son sentiment naturel de justice "une plus grosse part du gâteau". Et c’est là l’origine de toutes les crises qui peuvent secouer une cité. La politique n’est souvent que l’art de défendre ses intérêts ou ceux d’un groupe. C’est particulièrement visible dans l’exemple de la tyrannie: le tyran, dans la plupart des cas, se sert du pouvoir pour satisfaire ses désirs.

Conséquences

a) c’est donc là le problème qu’ont à résoudre toutes les communautés humaines: non pas tellement attribuer à chacun son dû (comment mesurer ce dû?), mais faire en sorte que chacun estime avoir ce à quoi il a droit, pour éviter les conflits.

b) c’est ce qui explique la fragilité des choses politiques: dans chaque cité, le pouvoir passe de mains en mains, et la cité passe par une succession de régimes politiques.

RETENIR: L’origine de la cité est donc le besoin, mais ce qui risque de la détruire, c’est le désir, et l’injustice qu’elle engendre. C’est par intérêt personnel qu’on est entré en société, et le même intérêt personnel me commande de satisfaire mes désirs au détriment des autres. Le plus grand problème de l’Etat, c’est donc l’injustice des hommes.

2) la succession des régimes

Au livre VIII, Platon explique qu’il existe essentiellement quatre types de régimes:

- la timocratie: le régime politique qui met la guerre et l’honneur parmi les plus grandes valeurs de l’homme

- l’oligarchie: ou aristocratie, où seul un petit nombre gouverne, et lorsque le critère est la richesse, on parle de ploutocratie

- la démocratie, où tous gouvernent

- la tyrannie où un seul gouverne

Quatre régimes distincts qui correspondent à quatre types d’hommes qu’on verra plus loin. Retenons surtout que ces quatre régimes se succèdent régulièrement les uns aux autres: par une loi nécessaire, "une forme de gouvernement se transforme en une autre du fait même de ceux qui y détiennent l’autorité, par l’apparition d’une division interne. La cohésion sociale, au contraire, fût-ce dans un pays grand comme un mouchoir de poche, rend impossible tout changement" (VIII 545).

C’est-à-dire que de toutes les réalités sensibles, les régimes politiques sont les plus instables, ils fuient constamment, se succédant les uns aux autres, car chaque régime contient déjà en lui sa contradiction interne qui va le faire disparaître.

Dans le régime timocratique, les individus, naturellement portés à rechercher les honneurs et à valoriser par-dessus tout la valeur au combat, vont progressivement se désinvestir pour ne plus s’adonner qu’à la recherche de la richesse. Dorénavant, "l’honneur va à la richesse". C’est sa fortune qui va déterminer si un individu aura accès à une charge politique ou non (système censitaire). On est passé naturellement de la timocratie à l’oligarchie.

Dans la cité oligarchique, il y aura deux cités qui se côtoieront sans se mélanger: celle des riches et celle des pauvres. Autre caractéristique: une police renforcée pour défendre la fortune des plus riches. Faiblesse de cet état: il ne peut pas entrer en guerre avec un autre état sans armer les masses miséreuses, ce à quoi il ne peut se résoudre (il risque de voir les plus pauvres retourner leurs armes contre les gouvernants). Incohérence de ce régime: donner le pouvoir sur un critère de fortune, c’est comme donner le gouvernail au plus riche passager plutôt qu’au pilote expérimenté.

C’est l’opposition des riches et des pauvres qui va mener cet Etat à sa perte. Les plus riches vont profiter de leur situation pour accroître encore plus leur fortune au détriment des plus pauvres, les acculant à la révolte. C’est le passage de l’oligarchie à la démocratie.

La démocratie ressemble à un "manteau d’arlequin", un patchwork de pièces disparates aux couleurs vives. C’est la forme la plus tentante de régime politique, la plus large aussi, car ses caractéristiques sont que: d’une part, on y exerce le pouvoir à tour de rôle (parfois désigné par un tirage au sort) de sorte que, à la longue, personne ne se croit tenu d’obéir à celui qui exerce l’autorité; d’autre part, c’est le régime qui contient tous les autres. Il faut comprendre que c’est le régime qui permet la plus grande divergence d’opinions, qui autorise la création de groupes d’influence (timocratiques ou oligarchiques)... C’est le règne de la dispersion, où chacun vaque à ses affaires et essaie de servir au mieux ses intérêts particuliers. De sorte que la conséquence du régime démocratique sur l’individu, c’est qu’il suscite et entretient en lui toutes sortes de désirs.

Il est donc normal qu’à terme, il s’élève un individu qui va prétendre vouloir ramener un semblant d’ordre pour s’emparer du pouvoir, mais afin d’être mieux à même de satisfaire ses propres désirs, au détriment de ses sujets. C’est le passage à la tyrannie, un pouvoir "fort" qui profite du désordre démocratique pour s’imposer.

Et comment se ferait le retour de la tyrannie à la timocratie? Des hommes courageux vont finir par mettre un terme au gouvernement autoritaire d’un seul. La boucle est bouclée.

On voit donc que la vie politique est le lieu d’une lutte permanente pour le pouvoir: un régime politique est nécessairement instable, car il va lui-même causer sa perte.

3) la cité idéale

A l’inverse, la cité idéale sera une forme stable de régime, réglée comme un automate...

Comment arriver à cette stabilité? Platon énonce deux conditions essentielles (livres V à VII):

- comme c’est l’intérêt personnel qui cause la perte d’un régime, il faut supprimer les causes de l’intéressement. A savoir: supprimer la propriété privée. Si plus personne ne possède plus rien en propre, il n’y aura plus rien pour susciter la convoitise. Une conséquence extrême de ce principe, c’est qu’il faudra aussi déclarer la communauté des femmes! Non qu’elles soient un bien qu’on peut posséder ou échanger, mais parce que la communauté des femmes va permettre de faire disparaître la cellule familiale. Pourquoi cela? C’est qu’elle aussi est cause de scission de la cité. Elle constitue face à la communauté politique une forme souvent rivale de communauté, une communauté naturelle. Alors que lorsque les enfants sont élevés en commun, il n’est plus question de défendre les intérêts d’un lignage, du clan auquel on appartient. Au contraire, tous les citoyens seront comme des frères issus d’une même mère! En supprimant la famille de la cité, toute la cité devient une immense famille.

- le gouvernement doit revenir à celui ou à ceux des citoyens qui sauront le mieux en gérer les affaires. Les plus aptes, sélectionnés après tout un circuit d’éducation (décrit aux livres VI et VII), ce seront les philosophes! "Il faut que le philosophe soit roi, ou que le roi soit philosophe". C’est que, d’après la métaphore de la caverne, il est celui qui a su s’élever le plus près de la connaissance réelle des choses.

Il est important pour Platon de voir que l’exercice du pouvoir relève d’une véritable science. La politique n’est pas une affaire d’expérience pure: elle requiert une réelle connaissance théorique, elle demande comme toute chose à être éclairée par la vérité... La politique est une affaire d’expert, il faut donc la réserver au plus savant, à celui qui se laissera le moins séduire par les apparences ou par l’opinion; bref quelqu’un qui sait dépasser les apparences.

Il y a une autre raison qui justifie ce choix: c’est que le philosophe n’est pas tenté par le pouvoir. Après qu’il ait contemplé la réalité des choses, il a même fallu le forcer à redescendre dans la caverne, et le forcer à exercer le pouvoir. On pourrait dire que le philosophe ne fait pas de la politique. S’il exerce le pouvoir, c’est justement pour que plus personne ne fasse de politique.

Ce qui distingue la royauté du philosophe de la tyrannie, c’est que dans un cas, c’est la raison qui gouverne, dans l’autre c’est le désir.

Conclusion: Platon base son analyse sur le lien qu’il postule entre un type de régime et l’homme qui vit sous ce régime. C’est-à-dire que un régime politique transforme les individus ( la démocratie par exemple pousse chacun à satisfaire ses désirs), et inversement, cet individu va avoir de nouvelles aspirations qui vont le pousser à changer la constitution politique en vigueur.

Quel sera alors le modèle de la cité juste: une cité où chaque classe de citoyen restera à sa place, où l’équilibre sera respecté.

B. la critique aristotélicienne

Aristote dans son livre, la Politique, prend le contre-pied de Platon. Son ouvrage se présente comme une enquête empirique: quels sont les types de régimes existants, et comment y fait-on de la politique? Il ne s’agit pas pour lui de construire une cité idéale, mais de voir la réalité effective. C’est peut-être Aristote qui a le mieux cerné la nature et l’essence du phénomène politique. Au fond, toute l’entreprise d’Aristote consiste à essayer de donner son sens le plus fort à l’expression "faire de la politique". Quelques résultats sont particulièrement intéressants.

1) le but de la cité

D’abord une cité, ce n’est pas une famille. Alors que celle-ci est une communauté qu’on pourrait qualifier de "naturelle", régie par le sentiment (amour filial) ou le besoin (dépendance et solidarité de ses membres), la cité a une réalité autonome.

Une cité est composée de familles, mais n’est pas une famille (opposition avec Platon sur ce point). Elle a une fin propre. De manière générale, lorsque les hommes font quelque chose, c’est qu’ils visent un certain bien. Dire que les hommes se sont rassemblés en cités pour satisfaire plus facilement leurs besoins (Platon), c’est ne plus rien pouvoir comprendre à la politique, c’est la rabattre sur l’économie. Et de même que la cité englobe et dépasse la famille, la fin poursuivie par la cité politique englobe et dépasse toutes les fins poursuivie par les hommes. L’action politique est l’action la plus humaine, la plus globale. La fin qu’elle poursuit sera donc la plus parfaite de toutes: ni plus ni moins que le bonheur.

Cela se comprend si l’on y pense: avant la sphère politique, il n’est question que de survivre. Mais l’homme ne veut pas simplement vivre, il veut encore vivre bien. Et la politique est précisément le domaine où l’on opère les choix fondamentaux qui vont déterminer le cadre de cette vie heureuse. Tous les choix politiques sont cruciaux en ce sens: avec quelle autre cité va-t-on s’allier? va-t-on ou non créer un nouvel impôt (l’enjeu vaut-il le sacrifice?), va-t-on construire plutôt un hôpital ou une école?... La politique commence une fois qu’on a dépassé la sphère du besoin.

D’ailleurs cela entraîne une autre conséquence: comme le but de la vie politique, c’est de bien vivre, pas de vivre selon la vérité (Platon), la politique ne peut pas être une science. Elle pose bien le problème de la pertinence des choix politiques. Mais ce n’est pas à une connaissance abstraite, désincarnée (le philosophe de Platon) d’apporter la solution. La politique est affaire de choix personnels, et comme tout choix en vaut un autre pourvu que ce soit bien un choix, elle est plutôt du ressort de l’expérience. Il appartient à chacun de s’informer, d’augmenter son bagage personnels pour bien discuter des choix à faire. La politique n’est pas une affaire d’experts seulement (elle nous concerne tous) et le monde n’est pas une caverne (il y a une vérité du sensible: le bonheur).

2) l’homme est un animal politique

Le fait que l’homme fasse de la politique n’est pas un caractère contingent, adjacent de l’homme, au contraire "l’homme est un animal politique" (définition par genre et par espèce). Mais que veut dire cette formule?

En fait, elle intervient dans la Politique quelques pages seulement après une autre définition: "l’homme est un animal qui parle". S’agit-il de deux définitions concurrentes. En fait non, il s’agit plutôt d’une même définition. C’est parce qu’il parle qu’il est un animal politique. Et non pas l’inverse: ce n’est pas la cité qui est à l’origine de la communication verbale, c’est le discours qui est la fonction politique essentielle.

C’est-à-dire avant de prendre une décision qui engage le bien commun de toute une communauté, il faut en débattre. La réalité politique essentielle, c’est un espace public de discussion. La discussion qui précède le choix n’est pas un préliminaire de l’action politique, c’est l’acte politique par excellence. L’exécution de la motion adoptée n’est qu’une simple affaire de moyens, de technique (construire un hôpital ou commencer une guerre, c’est l’affaire des architectes ou des généraux). Parler, ce n’est pas le contraire d’agir. La véritable action se trouve là, par opposition à la simple exécution.

Si bien que l’espace politique est un espace de discussion publique. C’est par le discours public qu’on fait oeuvre politique. Platon reprochait à la rhétorique de n’être qu’une "ouvrière de persuasion", de rester un art de l’apparence (savoir bien présenter les choses pour faire adopter son avis personnel par la majorité). Mais c’est la politique elle-même qui requiert le discours politique. Elle ouvre bien un espace d’apparence entre les hommes, mais d’apparences trompeuses. Il ne s’agit pas de masquer par les apparences. L’espace public est un espace d’apparence pour les grecs au sens où on y est constamment sous le regard des autres citoyens, il s’agit d’essayer de s’égaler à l’image que l’on donne de soi. C’est un espace d’émulation. Alors que pour Platon, le modèle du discours politique est le mensonge ou la flatterie, pour Aristote et pour les Grecs de l’époque classique ce serait plutôt la promesse. Parler devant les autres, c’est s’engager publiquement à faire ce qu’on a dit, c’est se porter personnellement garant de ce que l’on dit. On est loin des stériles débats politiques actuels!

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les grecs ont inventé en même temps la politique et le théâtre: tous deux sont des espaces publics d’apparence, rien n’y doit être caché. L’homme politique comme le héros tragique essaie d’incarner un idéal moral, de se proposer en modèle. "Faire de la politique" n’est pas un passe-temps, c’est s’occuper du bien public, devant tout le monde.

De sorte que si Aristote ne prétend pas dire quel est le meilleur régime politique, il semble clair, d’après ce qui précède, que ce doit être la démocratie, c’est le seul régime à faire cet usage politique du langage. La démocratie n’est peut-être pas à ses yeux le régime parfait, mais c’est le plus politique. Si le meilleur des régimes, c’est celui où les meilleurs (aristoï) gouvernent, c’est la démocratie et non l’aristocratie qui incarne le mieux cet idéal: en démocratie, les hommes sont incités à faire toujours de leur mieux pour le bien de tous. La démocratie est d’essence aristocratique!

CONCLUSION:

L’opposition Aristote/Platon est instructive à plus d’un titre. Elle présente en effet les dilemmes de toute réflexion sur la politique.

Pour Platon, la politique est une science qui demande des compétences spécifiques. Le seul impératif, c’est d’éviter que les hommes ne se battent pour le pouvoir. Un Etat idéal sera celui qui pourra améliorer les hommes, ce serait une famille élargie aux limites de toute la cité (la vie publique est un élargissement du domaine privé), ou encore un automate qui fonctionnerait tout seul.

Pour Aristote, au contraire, il n’y a rien de commun entre la famille et la cité, et la politique n’est pas une technique issue d’un savoir théorique, au contraire. Il n’y a donc pas à jeter les plans d’une cité idéale, l’idéal est déjà présent implicitement dans le sensible.

Ce qui est intéressant également, c’est que, alors que pour nous, modernes, le bonheur relève du domaine de la sphère privée, en retrait du public, pour les Grecs de l’époque classique, la sphère publique se définit justement par la recherche d’un bien commun. (comparer avec le texte de Tocqueville).

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