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Notes de cours: L'IMAGINATION

Publié le 22/02/2012

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Introduction et problématique:

 

            Lorsque reclus en moi-même, je laisse divaguer mon imagination; je peux me figurer être ce que je ne suis pas ou n'être pas ce que je suis. Pouvoir de désaliénation, de néantification absolu dont l'homme semble être pourvu. Alors que dans la réalité, la douleur de l'abandon ou de la perte deviennent insupportables, il m'est permis de me réfugier dans mon for intérieur, comme unique bastion, terrain vierge de liberté créatrice face à l'inacceptable d'un déterminisme sclérosant.

Mais, ce reflux sur ma propre intériorité permet-il de me retrouver , d'ouvrir un nouvel espace de possibles ou de me perdre dans une fuite aussi insensée qu'irraisonnée de la réalité? L'imagination est-elle simple compensation eu égard à une frustration ou,  au contraire, une surcompensation, une surdétermination dynamique du réel?

 

Définition:

 

            Nous avons déjà remarqué que le passé est, en un sens, du réel et que le rôle  de la mémoire est cependant, en grande partie, de re-créer et même de créer ce passé. Mais, l'esprit peut aussi chercher à échapper au réel (dans le même ordre d'idée la représentation de l'avenir est une des façons d'y échapper. Il se sentira donc beaucoup plus libre vis-à-vis de l'irréel qu'à l'égard du passé et son activité créatrice pourra s'y exercer plus largement.

            Dans le langage courant, on appelle imagination cette faculté que possède l'esprit de créer du nouveau, tout au moins des combinaisons nouvelles, et d'échapper ainsi au réel et au présent. Sartre voit dans l'imagination "la grande fonction irréalisante de la conscience".         Mais, ce terme d'imagination est équivoque à plus d'un titre:

 

            1) les psychologues ont distingué ce qu'ils ont appelé l'imagination reproductrice et l'imagination créatrice. La première n'est guère que la faculté d'évoquer les images du passé: son étude se rattache donc à celle de la mémoire. Ce serait par exemple le cas d'un peintre qui reproduirait de mémoire un paysage réel qu'il a déjà vu.

Si, au contraire, ce peindre fixe sur la toile sa vision intérieure d'un paysage imaginaire, il fait oeuvre d'imagination créatrice. C'est cette dernière que nous aurons à étudier ici, avec cette réserve toutefois que la différence entre ces deux formes de l'imagination n'a rien d'absolu. Il n'y a pas de mémoire purement "reproductrice": on a vu que l'image n'est pas un cliché mental qui se conserverait immuable en nous, mais est souvent curieusement transformé par l'esprit.

 

            2) Le terme d'imagination laisse croire que cette faculté novatrice n'utilise que des "images", donc des représentations sensibles.

Or, on verra que ses matériaux peuvent être tout aussi bien des idées abstraites ou des sentiments. Pour cette forme d'activité créatrice de l'esprit, le terme d'invention serait plus approprié. L'invention est aussi moins loin du réel que l'imagination pure: l'irréel devient ici du possible, c'est-à-dire du réalisable.

 

L'imagination errante:

 

            Nous appelons imagination errante celle qui ne s'astreint à aucune discipline et qui, du moins sous sa forme la plus simple, n'est guère que le jaillissement spontané des images: "Les souvenirs et les images surgissent d'eux-mêmes; le sujet assiste en simple spectateur à leur apparition et à leur défilé" (Delacroix). Ce' n'est pas dire que ces tableaux imaginatifs soient absolument sans structure (cf. le rêve).

Si cette imagination mérite d'être qualifiée d'errante, c'est qu'elle se développe tout à fait en marge du réel et que les images qui en constituent la matière sont essentiellement mouvantes. C'est à ce niveau surtout qu'il est juste de dire, avec Bachelard que "l'imagination est avant tout un type de mobilité spirituelle" et qu'on peut parler, avec lui, de "l'état fluidique du psychisme imaginant".

            A vrai dire, cet "état fluidique" s'observe surtout dans le rêve et dans les états pathologiques. En rêve, les choses, les lieux, les personnes se transforment curieusement les uns dans les autres ou bien sont à la fois ceci et cela. Il y a au-delà du "contenu manifeste" du rêve un "travail" , un transfert symbolique dont il s'agit de trouver la cohérence et la rattacher au vécu biographique du sujet. C'est un phénomène analogue que dépeint Gérard de Nerval dans son "Aurelia".

            Souvent, chez les schizophrènes, les créations imaginatives sont, beaucoup plus nettement que dans le rêve, la projection d'un désir, mieux encore du moi tout entier du sujet: recherche d'un nouveau monde, désarroi de la conscience du malade, qui a perdu le sens du monde réel.

            C'est cette prolifération libre et parfois surabondante de l'imagination dans certaines maladies mentales qui faisait dire à Taine que "nos plus grands coloristes, littérateurs ou peintres sont des visionnaires surmenés ou détraqués". De même, on a soutenu que le génie est une névrose et, de nos jours, le docteur Frétet, dans "l'aliénation poétique", caractérise Mallarmé comme un "dépressif schizoïde", Rimbaud comme un "halluciné démentiel", Proust comme un "sado-masochiste".

En réalité, il y a une différence fondamentale entre les inventions du génie  et ces productions de l'imagination errante. Le dément est prisonnier de l'automatisme; il ne connaît par suite, comme l'a bien montré Sartre dans "L'imaginaire", ni hésitation ni doute. Au contraire, "l'inconscient d'un artiste ou d'un poète diffère de celui d'un schizophrène par cette inquiétude et ces hésitations  qui n'existent pas dans l'art pathologique, par ces moments où le peintre pose le pinceau et cherche, interrogeant tour à tour sa mémoire et sa sensibilité, critiquant, rectifiant, complétant au cours de jugements qui vont devenir des actes". Autrement dit, l'artiste sait contrôler et discipliner l'automatisme de l'imagination errante, tout en l'utilisant.

 

L'imagination enfantine:    

 

            L'imagination du tout jeune enfant participe encore beaucoup de cette imagination errante. Comme dans le jeu, l'enfant est un "visionnaire". Et, l'enfant transfigure ce qui se présente à lui. Ainsi, le petit Jean-Christophe de Romain Rolland, assis par terre dans la maison, voit dans le paillasson un bateau, dans le carrelage une rivière. George Sand enfant en fait autant avec le tapis de sa grand-mère: "C'était un tapis Louis XV avec des ornements qui tous avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un bras de mer à traverser".

            Un des principaux facteurs de cette transformation du réel, chez l'enfant, est son animisme. Les choses les plus insignifiantes s'animent au souffle réchauffant de la fantaisie enfantine: une fillette  pense que les cailloux de la route doivent s'ennuyer en restant toujours au même endroit et en porte quelqu'uns un peu plus loin pour les changer de voisinage.

            Souvent l'imagination, chez l'enfant, devient fabulation. L'enfant invente un récit fictif où il s'identifie avec ses personnages. Ce monde imaginaire est inspiré de l'amour du merveilleux. La conscience imaginative de l'enfant est, comme on l'a dit, une "conscience enchantée" qui vit  naturellement au "pays des merveilles". Cet univers du merveilleux est d'ailleurs plus vrai, pour l'enfant, que le monde du sens commun, et c'est ici surtout que l'on peut dire avec Sartre que l'imaginaire est beaucoup plus position de l'irréel que confusion avec la réalité.

 

La rêverie:

           

            Dans la rêverie, l'adulte n'adhère pas à l'irréel au même point que l'enfant. De plus, la pensée se fait jour dans un jeu de symboles et d'images.

A vrai dire, l'état de rêverie comporte bien des degrés depuis le simple abandon à "l'état fluidique" jusqu'à la rêverie organisée qui peut être une véritable expérience mentale. La rêverie ouvre au rêveur un autre monde où il se sent mieux à l'aise. Parfois, elle absorbe la vie et la détruit. Elle peut être, suivant les sujets et suivant les cas, résurrection embellie d'un passé négligé quand il était présent, tentative de régler l'avenir, fuite vers un monde idéal, simple engourdissement, léthargie au contact d'images suggestives.

            Il peut arriver que l'artiste aille puiser un excitant de l'imagination: "Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange", comme dit Mallarmé, voire dans des procédés plus artificiels. Sous l'influence de stupéfiants, il jaillit de l'inconscient une foule d'images riches et fantastiques, apparaissant ou disparaissant sans autre raison que leur force propre. Théophile Gautier déclare que, sous l'influence du haschich, c'étaient autour de lui "des ruissellements et des écroulements de pierreries, de toutes couleurs, des images sans cesse renouvelées qu'on ne saurait mieux comparer qu'au jeu du kaléidoscope... Mon ouïe, ajoute-t-il, s'était prodigieusement développée; j'entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes m'arrivaient par ondes parfaitement distinctes".

Mais, on pourrait répéter ce que Mallarmé souligne dans "Le tombeau d'Edgar Poë" contre la réduction du génie littéraire ou poétique à ces excitations artificielles, et c'était aussi l'avis de Baudelaire: "Il est impossible, écrivait-il, d'être homme de lettres avec une orgie spirituelle continue".

 

Imagination comme essence et culture humaine:

 

            Dans une célèbre page de "Moïse et le monothéisme", Freud émet l'hypothèse selon laquelle la spiritualité abstraite, qui a permis le développement du langage, de la logique et des sciences théoriques dans la culture occidentale, aurait trouvé son origine dans la mise à l'arrière-plan de la sensualité et des images qui auraient seules détourné de l'idée et du concept la représentation humaine soumise au "principe du plaisir " et à la jouissance immédiate du sensible. La spiritualité naîtrait ainsi de la répression culturelle des satisfactions imaginaires liées à la jouissance de l'image sensible.

            La tradition de la philosophie occidentale s'est d'ailleurs affirmée, dès le platonisme, comme instauratrice du primat de l'idée sur l'image, des modes de représentation discursifs et conceptuels sur la sensualité du rapport immédiat à l'image sensorielle. La disqualification de l'image et de la connaissance sensible comme pures apparences va conjointement avec la quête de l'intelligence au prix du "plus long détour" d'un discours rationnel.

            L'imagination, "maîtresse d'erreur et de fausseté" pour les classiques (Pascal) en cela seul qu'elle est faculté de produire des images, est donc conçue comme puissance négative, du point de vue de la connaissance "adéquate" de la "réalité". L'imaginaire semble en effet régi par le "principe du plaisir" bien plus que par le "principe de réalité". Et, à qui désire s'assurer la connaissance du réel, l'imaginaire ne saurait apparaître autrement que comme la source intarissable et incalculable de toutes les illusions et de tous ces "obstacles épistémologiques" élémentaires dont nous parlent les analyses de Gaston Bachelard, et selon lesquels les projections de nos désirs sur notre image spontanée du monde se font prendre pour le réel le plus concret.

            L'imagination implique cependant, dans le simple rapport de la conscience à l'image, toute la dimension de la représentation, c'est-à-dire cette faculté qu'est intimement la conscience, d'être "conscience de quelque chose" sur le mode possible de l'irréalité de l'imaginaire. Dans l'expérience de l'imaginaire qu'est l'imagination, la conscience, note Sartre, est "conscience imageante" (et non pas "percevante") de "quelque chose" qui se donne, mais "sur le mode du n'être-pas". L'imagination manifeste donc une puissance d'irréalité, un pouvoir de "néantisation" du réel perçu, qui en fait tout autre chose qu'une mauvaise perception.

            La distinction qui porte sur les modes fondamentaux de donné d'un "quelque chose" à la conscience, celle que la raison fait entre l'objet de perception, réel, et l'objet imaginaire, ou "quasi-objet", irréel ou virtuel, (même si l'acte de représentation est, en tant que tel, aussi "réel" dans un cas que dans l'autre)- cette distinction présuppose sans doute déjà pour pouvoir être faite, la préexistence fondamentale d'une puissance imageante de la représentation, où la distinction n'aurait justement pas toujours déjà eu cours, et qui serait à la racine de la représentation distincte.

            Ainsi, l'imaginaire, bien avant la "colonisation rationnelle" d'une ou plusieurs de ses régions par l'entendement connaissant, pourrait bien apparaître comme manifestant l'essence originaire de la représentation, et caractériser ainsi, de façon plus archaïque (ou plus authentique?) que ne le fait la rationalité, la puissance de connaître et d'être affecté qui est propre au règne de l'homme, à l'élément du sens et de la signification. La référence essentielle de la conscience humaine aux profondeurs ou aux facilités de l'imaginaire, esthétiquement cultivé ou évasivement fréquenté pour ses ressources oniriques, semble bien signifier que l'imaginaire constitue le sol nourricier sous-jacent à l'existence humaine: à l'élément vital de l'être qui se donne sens dans la sphère de sa propre représentation, dans le cadre d'une "vision du monde" où l'imaginaire a eu de tout temps et a sans doute encore une part primordiale.

            L'imagination, même si elle exprime plutôt la nature de la représentation humaine que la nature des phénomènes qui l'expliquent, est, à travers celle-là, l'expression de celle-ci. Ce n'est pas sans raison que, selon Spinoza, l'imagination est "connaissance du premier genre" (préexistante à l'élaboration seconde des notions de l'entendement), étant déterminée comme connaissance "selon l'ordre commun de la nature". L'imagination exprime donc une nature, celle de l'homme concret, en tant que la nature entière - y compris la "seconde nature" de la société - s'y exprime partiellement, de façon "mutilé et confuse", en l'une de ses propres parties. Par là, l'imaginaire renvoie de manière symptomatique à la logique d'un "monde de la représentation" qui règne sur les plans les plus profonds de la culture collective et du psychisme individuel.

            Nos représentations imaginaires, si illusoires soient-elles, eu égard à ce que notre rationalité, perceptive ou scientifique, nous donne à connaître comme "monde réel", ne sont cependant négatives que pour autant que ce qu'elles nous montrent et nous font entrevoir est pris pour le réel lui-même. Il y a ainsi toute une exploitation aliénante de l'imaginaire. Mais prises pour ce qu'elles sont, des représentations ressortissant à la puissance d'irréalité de la conscience, elles ne font que manifester la puissance féconde de l'homme créateur de représentations et de sens jusque dans la dimension de la fiction.

            Sans doute cette puissance créatrice de l'imagination ne saurait-elle cependant s'exercer sans l'acte de croyance au donné de l'image, qui, au moins originellement (et peut-être même originairement) l'accompagne; L'imaginaire n'est donc pas une puissance dont l'homme dispose librement, il y a toujours le risque vivant d'une subversion de la raison par l'imaginaire en cela même que l'imaginaire a ses propres lois, insoupçonnées ou pressenties, telle la logique de l'inconscient, résultant d'une nature que l'homme ne maîtrise pas mais au contraire "exprime". Mais, cette puissance de l'imaginaire sur le réel peut être par là même une puissance d'utopie, d'invention, d'expression de la nature la plus profonde de l'homme "civilisé". Et si l'imaginaire exprime en ses phantasmes, en ses mythologies, la puissance d'une nature qui, dans l'homme et dans la culture, se manifeste comme désir, alors l'imaginaire ne s'offre-t-il pas à l'homme lui-même, tel le spectre chimique de sa propre essence, comme le champ de sa plus intime révélation et de sa plus concrète connaissance?

 

Imaginer et concevoir selon Descartes:

 

            La problématique classique de l'imagination en fait une faculté de représentation qui appartient à l'âme en tant que celle-ci est étroitement liée au corps, comme chez Descartes et Pascal, voire comme chez Spinoza, en tant que l'âme est "la même chose que le corps exprimée d'une autre façon". En une analyse exemplaire, Descartes met en évidence de façon presque "phénoménologique" avant la lettre, que nous n'accomplissons pas le même acte de pensée lorsque nous concevons et lorsque nous imaginons. Nous dirions aujourd'hui que le concept et l'image sont les "corrélats intentionnels" de deux "intentionnalités" distinctes. L'acte d'imaginer nous donne ses objets comme "présents" dans une sorte de "quasi-intuition-sensible", à la différence de l'acte de concevoir par lequel la figure, triangle ou chiliogone, est comme présente "aux yeux de mon esprit". Les images qui accompagnent dans mon esprit le concept d'un chiliogone ou d'un myriogone sont confuses, elles ne se distinguent pas l'une de l'autre et aucune connaissance n'en peut être tirée, alors que l'idée de chiliogone est aussi aisée à former d'un triangle et qu'elles sont aussi claires et distinctes l'une que l'autre. A mesure qu'on augmente le nombre des côtés du polygone, à partir du triangle, l'effort ou contention (grande application de l'esprit) pour imaginer la figure devient de plus en plus difficile et l'imagination atteint rapidement ses limites, à la différence de la conception ou intellection (acte, exercice de l'intellect) dont le pouvoir dans son ordre ne connaît point de bornes.

 

 

L'imagination selon Spinoza:

 

            L'imagination est pour Spinoza la "connaissance selon l'ordre commun de la nature", ou connaissance "du premier genre"; elle est le premier degré de la représentation humaine. Comme telle, elle doit être dépassée pour que puisse être atteinte la connaissance rationnelle par notions abstraites ("connaissances du deuxième genre"), puis la connaissance rationnelle intuitive des choses singulières ("connaissance du troisième genre") qui permet de saisir l'union des parties avec le tout dans la nature. L'imagination, représentation trompeuse et inadéquate, source de toutes les illusions qui dominent le genre humain, n'en est pas moins pour autant une "puissance" de l'homme, à condition que celui-ci sache ne pas en être le jouet, c'est-à-dire la distinguer  soigneusement et rigoureusement de l'entendement et de la raison afin de mieux en faire usage.

 

L'imagination maîtresse du monde chez Pascal:

           

            Dans ses "Pensées", Pascal nous dépeint l'homme esclave d'une imagination qu'il élève au rang de "maîtresse du monde". L'imagination est, en tous les domaines, identifiée à la puissance d'illusion qui asservit l'homme au règne de l'"opinion" dans l'existence tant individuelle que collective et même sociale. L'imagination apparaît ainsi comme l'élément fondamental du milieu humain, et, comme telle, elle est absolument indépassable et définit en quelque sorte l'illusion comme "transcendantale", c'est-à-dire comme préexistant à toutes démarches humaines particulières. La raison n'est qu'une formation secondaire au sein même de ces "processus primaires" que sont la folie et l'imaginaire. Ce n'est donc pas donc pas la raison qui, pour l'homme, donne leur prix aux choses: les estimations et les évaluations fondamentales qui président à l'instauration des "valeurs" relèvent en fait du règne de l'imaginaire dont jouent et vivent la société et l'ensemble de ses us et coutumes. Ignorer ce primat absolu de l'imagination en l'homme serait ignorer tout de la nature humaine sur quoi repose sa culture: "Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou prouvé".

 

Imagination et liberté: la "néantification" sartrienne:

 

            La conscience est essentiellement pour les phénoménologues le pouvoir qu'à l'homme, non certes d'anéantir, mais de mettre à distance le monde qui se donne à lui, de s'en déprendre, de le mettre en question en s'y opposant et en s'en distinguant par là même. On dira que la conscience "néantise" le monde. Cette capacité de "néantisation" définit la liberté ontologique, qui est le propre de la conscience de l'existant humain. En ce sens, Sartre peut dire, après Heidegger, que "le néant reste la structure constitutive de l'existant". Ce "néant" est la source même de la capacité qu'a l'existant de se nier soi-même pour affirmer l'"en-soi" du monde, comme de "néantiser" le monde en se posant "pour soi" comme conscience et "ek-sistence". C'est cette néantisation constitutive de l'"existant" qui définit pour Sartre la structure transcendantale de la conscience comme liberté et comme "projet", comme cette liberté essentielle qui donne son sens à tout acte libre particulier de l'existence concrète. L'"imaginaire" est dans ce contexte l'une des structures les plus révélatrices de la constitution existentiale de la conscience humaine, car la "néantisation" y est flagrante.

 

Imagination, avenir et utopie:

 

            Sans être encore du réel, l'avenir est déjà du possible: nous ne pouvons donc pas imaginer absolument à notre fantaisie. Il est même à remarquer que notre représentation de l'avenir, notre idéal de vie et de bonheur empruntent généralement beaucoup à notre expérience présente ou passée où nous appelons de nos voeux, par simple contraste avec ce qui nous déplaît dans le présent. Bien entendu, l'imagination est ici thématisée par le caractère propre et l'état affectif du sujet: l'optimiste ne voit dans l'avenir que succès et événements heureux; le pessimiste que déboires et catastrophes; l'ambitieux se voit arrivé au sommet de la gloire; le médiocre (ou le sage?) se contente de rêves plus modestes.

            La représentation de l'avenir peut être parfois utopique, c'est-à-dire qu'elle semble s'affranchir de toutes les conditions de possibilité, perdre tout contact avec le réel. Il n'en est rien cependant et il s'en faut que l'utopie soit toujours une évasion sans courage dans un idéal séparé de sa relation avec la réalité. Son rôle est d'enseigner le sens de nos liens avec le monde futur et elle contribue efficacement à augmenter le dynamisme humain en projetant dans l'avenir et donnant pour réalisées les aspirations vers un monde meilleur.

            Certes, les utopies ne sont pas toujours des anticipations. Leur auteur les situe souvent dans une région de l'espace fictive ou inaccessible, voire dans le passé: il arrive que les utopistes soient "en deçà de leur époque"; il y a même des utopies de régression, comme ces utopies de nos jours qui supposent abolis le machinisme, le progrès technique et scientifique.

Mais, même lorsqu'il n'a pas de "prétention prophétique", l'utopiste joue un rôle utile en nous invitant à nous représenter "autre chose que ce qui est", à nous libérer du présent.

            En ce sens, on peut définir le mode utopique comme un acte essentiellement spéculatif, comme un exercice mental sur les possibles  qui n'est pas sans analogie, en tant qu'expérience mentale, avec l'hypothèse scientifique et qui met sur le chemin de l'invention.

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