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LES VALETS DANS LES LIAISONS DANGEREUSES

Publié le 16/10/2010

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liaisons dangereuses
Les aristocrates sous l’Ancien Régime ne pouvaient vivre sans une nombreuse suite de valets et de soubrettes. Ils avaient besoin d’être constamment aidés pour se vêtir, manger, sortir, se déplacer… et expédier ou recevoir leur courrier ! Il est donc normal que le roman comme le film Les Liaisons dangereuses leur donne une place importante. Ils sont tout d’abord des véritables personnages de comédie qui s’inscrivent harmonieusement dans des ½uvres jouant sur leurs liens avec le théâtre. Mais ils incarnent également une certaine dénonciation sociale, tout comme ils reflètent, à l’instar de ce qui se passe chez leurs maîtres, une terrible inégalité entre les hommes et les femmes. « Vous connaissez mon Chasseur, trésor d’intrigue, et vrai valet de comédie » (l.15) Des personnages de comédie, comme leurs modèles de la Commedia dell’arte, repris déjà par Molière au XVIIè et par Beaumarchais dans Le barbier de Séville 1778 ou, plus tard, Le mariage de Figaro (pièce créée, finalement, après des années de censure, en 1784, mais qui avait donné lieu à des lectures publiques auparavant. Laclos avait certainement connaissance du texte de Beaumarchais lors de la rédaction des Liaisons, et pour Frears, bien sûr, le problème ne se pose pas !). Les valets sont, comme au théâtre, des confidents et des complices. Ainsi, Azolan entretient-il avec son maître, le Vicomte de Valmont, des relations similaires à celles qui lient Dom Juan et Sganarelle, par exemple (Azolan n’est pourtant pas naïf, contrairement au valet de DJ). Azolan est au courant des conquêtes de son maître, qu’il facilite à l’occasion, des ruses dont use Valmont pour séduire et/ou duper la présidente : ainsi, dans le film, le voyons-nous tenter de ralentir la marche enthousiaste de Michelle Pfeiffer pour éviter qu’elle ne rencontre Emilie chez son amant ! Il l’accompagne partout ou presque, se rend à Paris pour jouer l’espion, rend compte de ses diverses enquêtes, n’hésite pas à payer de son corps (sa relation avec Julie) pour aider son maître à débusquer le traître qui contrarie sa stratégie auprès de la présidente, ou pour obtenir des renseignements sur l’humeur de la « belle Dévote ». Dans le film, nous pouvons souvent admirer leur étrange complicité, mais elle est particulièrement visible dans la séquence où Azolan réveille Valmont pour le prévenir de la fuite de la présidente. Les deux acteurs se retrouvent ensemble dans le cadre de la fenêtre, réduits à regarder le triste spectacle d’une calèche qui s’éloigne ! De même, la femme de chambre de la Marquise de Merteuil sait tout des agissements de sa maîtresse : amants, tromperies, vengeances… Elle est toujours dans la confidence (où est-elle dans le film ?), sait se montrer discrète, bien sûr, et la Marquise peut lui faire entièrement confiance. Elle a, nous le verrons plus tard, les moyens de s’assurer son silence. Lorsqu’au contraire ordre lui est donné d’alerter les foules (les « gens », c’est-à-dire tout le personnel de Madame, et l’on s’aperçoit immédiatement, dès le générique, du nombre de ces « gens », dans les deux scènes d’habillage des deux libertins ! Dans le film, notez la présence presque constante de « gens de maison » dans les antichambres, debout, à attendre un ordre, une mission, foule anonyme, vêtue de manière identique, et pourtant bien présente…), elle le fait, en parfaite interprète d’un rôle dont elle est une des seules à avoir le véritable texte ! Ainsi, dans l’épisode de Prévan, sait-elle faire en sorte que valets et servantes ne se retirent pas avant que l’alerte ne soit donnée. Et ils pourront alors accourir auprès de leur pauvre maîtresse et témoigner de l’intolérable audace de cet infâme libertin qu’est Prévan ! Enfin, la soubrette peut aussi retourner sa connaissance intime de son maître ou de sa maîtresse contre eux lorsqu’un personnage plus puissant, plus persuasif, lui en fait l’insistante demande. Julie se voit obligée de trahir sa maîtresse la Présidente de Tourvel. Elle remet à Azolan, son amant, les lettres que reçoit et écrit sa maîtresse. Elle espionne les moindres mouvements, les états d’âme, les lectures de la présidente… D’ailleurs, Madame de Tourvel est très mal servie ! Même lorsque ses serviteurs sont pleins de bonne volonté, ils la trompent ! Le chasseur qu’elle envoie pour espionner le Vicomte dans ses actes de charité est incapable de démasquer l’imposteur ! (Lettres 21 et 22). Les Liaisons dangereuses montrent également à quel point les valets sont exploités sous l’Ancien Régime, une dénonciation que le théâtre mettait aussi en ½uvre. Ce sont des êtres sociaux asservis à la volonté, voire au caprice, de leurs maîtres. Azolan n’a pas la possibilité de disposer de son temps, ni d’un espace fixe. Il se déplace et organise ses journées et ses nuits en fonction des désirs de Valmont. De même, ils n’ont pas d’intégrité morale, non pas par choix, mais par obligation : les maîtres leur ôtent toute autonomie de jugement et d’action. Julie est condamnée à la traîtrise parce qu’elle est piégée par Azolan et Valmont. Elle est corrompue par nécessité. Valmont la piège en effet en la surprenant au lit avec Azolan, ce qui lui fournira une arme de chantage à laquelle la soubrette ne pourra pas résister. Le discours que les libertins tiennent sur leurs « gens » illustrent également le mépris dans lequel ils les tiennent. Valmont se fâche contre son valet, par exemple, dans les lettres qu’il écrit à la Marquise. Mais cette dernière est encore plus claire. Elle explique par quel subterfuge elle a obtenu que sa femme de chambre garde sous silence tous les méfaits, toutes les aventures, de sa maîtresse. Ayant fauté, c’est-à-dire ayant eu une relation intime avec un homme, la suivante de la Marquise, qui est par ailleurs sa s½ur de lait, n’a dû son salut qu’à la seule « générosité » de Madame de Merteuil. Elle lui est donc, d’une certaine façon, reconnaissante d’un dette morale en plus de sociale (Lettre 81). Il est intéressant de noter que Stephen Frears, pour simplifier l’action, mais aussi peut-être pour exprimer à l’écran le mépris des aristocrates pour la « valetaille », a déclaré : « Je passais mon temps à enlever du champ les serviteurs… » !!! Pourtant, ou plutôt par conséquent, les valets laissent entrevoir, dans le film moins que dans le roman, il est vrai, un désir d’affranchissement. Annonceraient-ils la proche Révolution où le Tiers-Etat réclamera enfin des droits ? Incarnent-ils, comme Figaro, l’espoir de voir un jour le mérite considéré à sa juste valeur, autrement plus grande que celle de la naissance ? Les valets dans LD sont en effet des êtres cultivés (Azolan cite les lectures de la Présidente, la femme de chambre de Madame de Rosemonde écrit les lettres de sa maîtresse…). Ils sont rompus à une certaine pratique du monde qu’ils considèrent avec une intelligence réjouissante : Azolan réclame de l’argent à son maître, revendique une plus juste reconnaissance de ses services (lettre 107). Et à la fin du roman, les « gens » de la Marquise vont l’abandonner ! Même sa s½ur de lait ! Cette désertion du personnel est peut-être à interpréter comme le premier acte de volonté des valets. Ils décident enfin de ne plus servir une femme qui ne méritent plus de l’être ? D’une manière plus pessimiste, nous pourrions nous demander si cela n’est pas tout simplement la marque du conformisme ambiant : tous se détournent du scandale qu’incarne la Marquise, nobles et roturiers, maîtres et valets. Restera-t-il dans ce bas monde le moindre esprit critique ? Dans le film, la scène liminaire, l’habillage de la Marquise, entourée d’une multitude de costumières et autres femmes de chambre, appelle en contraste la toute dernière séquence, quand Gleen Close se retrouve seule devant sa coiffeuse, qu’elle ôte le fard de ses joues mouillées de larmes, sans aucune aide, sans aucune présence…. Il y aurait donc dans les valets une dimension philosophique. Les séquences d’habillage mettent en évidence la dépendance dans laquelle se trouvent les maîtres, incapables de s’occuper d’eux-mêmes. Et la dégradation de la Marquise se concrétise dans le film comme dans le roman par sa solitude, non tant au sens affectif qu’au sens social : plus de gens, partant, plus de pouvoir, plus d’apparat. Les valets sont donc indispensables aux maîtres pour paraître ? Le contraire, en revanche, est plus que discutable : les valets peuvent se passer des maîtres pour être. Nous retrouvons ici la fameuse dialectique du maître et de l’esclave mise en scène par Marivaux (L’Ile des esclaves) et Beaumarchais (Le Mariage de Figaro). Qui, pour finir, est le maître de qui ? Troublante également, dans le monde des valets, la terrifiante inégalité entre les sexes. Nous reconnaissons l’iniquité qui règne dans la société des aristocrates, mais en plus crue. Julie ne dispose pas de son corps. Elle peut être chassée pour avoir couché avec Azolan (est-il question de chasser Azolan pour avoir couché avec Julie ?). Lorsque Valmont veut lui proposer un « marché », elle pense immédiatement à un service sexuel, preuve qu’elle doit être habituée à ce genre de pratique. On la voit dans le film adopter aussitôt, avec une indifférence qui trahit plus l’habitude que la passivité, une attitude confortable pour que le maître (pas le sien, mais qu’importe !) jouisse de ses privilèges (pensez que le « droit du seigneur », ou « droit de cuissage », ne sera aboli qu’avec la Révolution !). Et Julie est méprisée par ce libertin de la roture qu’est Azolan ! Il se plaint de ses prestations ! Il la considère comme un objet un peu gênant, mais dont il faut supporter la présence parce que cet objet peut être utile ! Les maîtres ne disent pas autre chose des valets ! Même condition désastreuse de la femme dans le personnage de la femme de chambre de la Marquise. Victime sociale, victime sexuelle, victime sur tous les plans ! Condamnée à vie à servir sa s½ur de lait pour avoir commis le péché de chair ! Pas de destin possible en dehors de l’asservissement ! Tout cela parce qu’elle a fait ce que tout le monde fait, mais sans « prudence ». Mais la prudence n’est-elle pas le luxe des nobles, éduqués, fortunés, privilégiés ? Nous retrouvons ainsi dans le monde des valets les mêmes abus, déformés, amplifiés, que dans la noblesse. C’est d’une certaine façon un miroir de cette société fondée sur la corruption, l’apparence, la réputation. Les femmes de chambre sont soumises à la même dictature du secret et du masque que leurs maîtresses, mais elles n’ont pas les moyens de lutter contre. Les valets, moins démunis, sont cependant eux aussi représentatifs des tares de leurs maîtres. Le chasseur est naïf et crédule comme la Présidente, la suivante de la Marquise est comédienne comme sa maîtresse, Azolan est libertin (presque) comme Valmont, là encore avec des moyens limités. Monde que la moralité a déserté. Monde qui cherche désespérément la liberté. Aristocrates et valets, même profonde frustration ? Nous avons donc pu relever comment ces personnages typiques de l’univers théâtral prennent dans l’½uvre littéraire comme dans l’½uvre cinématographique une dimension politique et philosophique. Plus que de simples figurants, ils exercent une fonction primordiale que leur discrétion, paradoxalement, met en évidence : ne dénoncent-ils pas les erreurs et les faiblesses de leurs maîtres en montrant les mêmes tares, les mêmes insuffisances, en plus visibles, en plus criantes ?

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