CHAPITRES XIII ET XIV - Une Vie de Maupassant

Dès lors, son trajet diffère de ceux accomplis par d'autres héros de romans du xixe siècle. Les fictions historiques et sociales nous ont habi­tués à des lieux symboliques. Lucien et Rastignac font leurs premières armes dans un Quartier Latin hanté par une jeunesse ambitieuse et let­trée. Rastignac défie Paris depuis la colline du Père Lachaise : le jeune homme pauvre domine déjà symboliquement une ville qu'il va conqué­rir effectivement dans d'autres fictions. Même le velléitaire Frédéric Moreau entreprend de conquérir les quartiers et les lieux de pouvoir, comme en témoigne sa relation avec Mme Dambreuse dans L'Éducation sentimentale. Rien de tel dans le roman de Maupassant. Le trajet de Jeanne n'est pas surdéterminé par une quelconque symbolique sociale ou historique. Elle se contente d'atteindre péniblement son but, puis de revenir à son point de départ (l'hôtel). Emma Bovary fuyait la campagne pour Rouen, étape vers un Paris rêvé jamais atteint mais toujours désiré. Jeanne, elle, fuit Rouen pour la campagne (cf. le chapitre 1). Elle affirme détester la ville et son parcours parisien reflète sa pusillanimité, son éga­rement. L'opposition entre les attitudes des deux héroïnes renvoie à un clivage signifiant : Emma, malgré ses échecs, demeure une héroïne de la volonté, contrairement à Jeanne.

La symbolique des déplacements est parfaitement explicite. Il n'a évi­demment jamais été question de conquérir la capitale, ni même de s'y implanter. Les villes, comme d'ailleurs les brus, ne sont qu'un mal néces­saire aux yeux d'une héroïne entièrement habitée par un rêve régressif. Dès les premiers chapitres, Jeanne manifestait clairement sa préférence pour les Peuples et quittait Rouen (et a fortiori la capitale où elle n'avait séjourné que quelques jours) pour se retirer dans la maison où elle était censée mourir. Les déplacements dans l'espace parisien obéissent donc à une logique mise en place dès longtemps.