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Alain

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

alain
Un nom qui de Pontivy à tout le reste de la Bretagne n'est qu'à peine un nom, tant il est commun, sur le duc ou le matelot ; comme on dirait Gros-Jean ou Maître-Pierre. Il le choisit d'abord pour signer sans signer des papiers au galop, où il se délivre du professeur qu'il est et des titres qu'il a. Cela fait presque deux hommes et deux renommées, qui grandissent à part. Alain, ce journaliste, à Lorient, Rouen ou Paris, qui bravement défend la République, qui est laïque comme on serait chouan, qui est égalitaire et jacobin, à désarmer l'ironie des élites toujours plus ou moins sabre et goupillon et d'instinct contre la racaille. Emile Chartier le professeur, d'un poste à l'autre, le plus célèbre bientôt des professeurs de son époque, sans faste ni parade, d'un sérieux inimitable, qui savait être de la grâce. Indifférent à l'auditoire, attentif au détail de son métier difficile, qu'il exigeait de soi difficile, et s'y mettait tout, l'homme qui avait une connaissance de l'homme au-delà de l'universitaire, l'ami des livres, qui en dévorait de toutes les sortes, l'artiste aussi, peinture ou musique, poète comme sans y penser ; et jamais la moindre prédication partisane. Une carrière de quarante années, la même joie d'un bout à l'autre, tout à neuf comme au premier jour. Cette gloire, l'une des rares qui soient vraies, a du secret pourtant, car elle était secrète. Il fallait être témoin, et même il ne suffisait point d'être là. Il arrive que de bons esprits, qui ne demanderaient pas mieux, disent leur regret de ces cours perdus comme sont les cours, et d'autres, qui écoutaient, attendent encore, comme si l'oeuvre d'Emile Chartier n'était pas celle, sous prénom breton, signée Alain.   
alain

« chez les grands ; une patience de forçat à défaire les noeuds des noeuds : attendez ! N'avez-vous pas loisirs ?...

A cette ruse de ralentir et dereprendre, sans fin reprendre, on aurait dénoncé le philosophe, j'entends de race pure.

L'enthousiasme seul aurait pu tromper, qui n'est pasordinaire ni même recommandé.

Alain, de Spinoza H049 ou des Stoïciens, comme un chrétien parle de l'Évangile.

Les jurys se méfient de la ferveur. Et, pour tout dire, ce qu'il y avait de poète dans le journaliste des Propos et qui éclatait partout, cela vous sentait l'hérétique, le sophiste peut- être ! Les philosophes du métier sont pointilleux à leur privilège d'introductions dormitives et de style plat.

Et de disséquer, pour qu'il y aitassurance que tout soit mort, Socrate H048 mort.

Cet Alain, qui ressuscitait les morts ! On ne dit pas assez qu'Alain connaissait admirablement toute la philosophie, sottises comprises, et l'enseignait.

Mais connaître ainsi, dont il s'animait (plutôt de rire que de colère), distribuant les têtesquand elles manquaient, c'était la partie honteuse du connaître.

Quand on est par nature à hauteur de branches, on ne peut tolérer d'abord depenser si ras.

Puis, si l'on continue de penser au plus haut, oui : on s'apprivoise à descendre.

Mais quel regard de son bleu, à vingt ans, lui quisavait le ciel, les nombres, les oiseaux, hommes et femmes déjà, et savait voir, et que c'était là probablement tout le savoir ! Sa chance : il vit Lagneau H1144 , quand il ne s'attendait à rien du tout qu'aux pitreries indispensables (thèse antithèse), à de la philosophie comme on croit qu'elle est et qui n'est que des recettes et des politesses (il faut bien vivre !).

Au jeu de se dire : qu'eût-il été ? Trop vite de répondre :Chartier sans Lagneau H1144 rien de Chartier.

Qui de nature est grand finira par l'être.

Musicien, tacticien, astronome, banquier, romancier ? L'homme avait tant de facilité à magnifiquement l'être ! Mais je crois qu'il eût méprisé les ridicules combats du pour et du contre.

Lagneau H1144 , de sa barbe rousse et le front rocheux, émergeait de ces disputes comme d'une eau brouillée, et, par dedans et par-dessus les penseurs, pensait.

Il était la Pensée qui aussitôt l'est toute, à l'état pensée, toujours remonte et tout remonte de ce mouvement qui pense.

Parmi lesdoctrines petites, les étalages à la mode, de son regard de myope se cognait, se perdait, cassant la vaisselle et s'excusant, mais ne s'excusant pastant de l'avoir cassée.

Du travail à ne plus faire.

Et puis tout, de ce zéro-là, en s'aidant de quelques rares bonshommes qui devaient savoircomment, Platon H038 , Spinoza H049 , Descartes H015 , leur soufflant de la vie dans les narines, une sorte de Jugement Dernier A116M1 , où redresser tous ceux qui peuvent, et dresser enfin le ciel et la terre comme ils sont, et Dieu, qui n'est nulle part et qui est Dieu.

Un Michel-Ange A087 de collège devant trente gosses, l'examen ou le concours au bout, la redingote, les lunettes, les copies bien corrigées.

Avouez que l'homme est unradieux animal.

Et cela meurt à la quarantaine, on ne saurait dire d'épuisement ou de joie.

Alain, qui peut-être serait mort comme l'autre qui disait enmourant : je crois que deux et deux font quatre, qui sans doute riait à l'éclat de la vaisselle, à cet ingénu sublime qui confondait ou fondait lapsychologie et la logique (comme on dit) et la métaphysique, le programme en charpie, tout total et, ce qu'Emile enfant soupçonnait, en carriole,quand son père lui apprenait le Bouvier, Andromède, les Trois Rois, que voir et percevoir c'est tout, qu'il n'y a rien d'autre que le monde ; etl'Esprit, quand il rêve, c'est encore le monde qu'il perçoit.

On se flatte à vingt ans d'innombrables rencontres qui seront la vie.

Mais le feu sur lacolline, l'esprit-Dieu qui brûle dans la joie ? Inconnu au trousseau comme au programme.

A partir de quoi (plus rien au sommet des collines), lesgrades sont grades, l'École une école, et même les Propos trois mille, des papiers sous prénom breton.

Pieusement, sous sa signature gradée, il voudrait exposer, séduire, peut-être ; dire, ordonner les paroles du feu.

On tolère ; on imprime ; on ne litguère.

Trente gosses...

songez donc ; nous autres qui parlons cinq langues ! Ce n'était que du Secondaire.

Il y eut des repas sauvages autour depoulets à la crème.

On hochait de nobles crânes, au regret vraiment de ce grand diable de garçon qui s'obstinait, qui n'arrivait pas à vieillir ni àoublier son maître.

Hélas ! Tant de talents ! D'autant qu'il est rare de distinguer l'Ourse Grande de la Petite.

Quelle carrière, s'il consentait ! Tête del'Orne, qui fut le département réfractaire.

S'il plaide Hamelin H1107 , on se dit que c'est contre Bergson H006 .

S'il plaide Bergson H006 , on se dit qu'il est contre tous.

Le sauvage, qui ne l'est du tout, joue à plaisir de son portrait de loup-garou ; l'épiderme, c'est vrai, à ne pas supporter les cuistres.Peu à peu s'en écarte, se retire à soi, piano et violon, l'huile et l'aquarelle, lire, écrire, ses Propos de plus en plus les siens, ses élèves courageusement les siens, où quelques crânes ne hochent pas encore.

Trop heureux, car il a le bonheur naturel.

On regarde vers ce jugeur : on saitqu'il admire quand cela vaut.

On redoute.

On espère l'approbation.

Les administrateurs, l'oreille aux rumeurs, lui font confiance, et la République !A Henri-Quatre, où il enseigne, ce sera pour la seule gloire de Dieu : cela sent la guerre.

Le journaliste Alain explique autant qu'il peut, modère ou le voudrait.

Il fut, avec Jaurès P169 , la conscience de ce temps-là.

Jamais Alain ne se consolera de ces jeunes qu'il enseignait, deux ou trois sauvés par miracle ; les autres poussière de Somme P045M4 , comme il disait.

Quand s'est-il lassé d'écrire que l'espèce est généreuse, que l'héroïsme du premier élan vouait la jeunesse au sacrifice ? S'il s'engage à quarante-sept ans, ce n'estpas qu'il cède à la bourrasque.

Il refuse le rôle de recruteur qu'on réserve à son âge : il ne parlait que libre.

Il est plus simple et plus franc d'accepterl'obéissance telle quelle.

Elle délivre du moins des poulets à la crème, des sociétés, des congrès et des philosophes de cabinet : qu'ils y restent !Artilleur par la stature, de son pas appuyé, sans fièvre, il entre dans la guerre pour se garder soi, pour voir et percevoir, qui est savoir.

Il a une vie,une oeuvre, derrière.

Des liasses dans une armoire, les Propos en vrac, les meilleurs des premières années en quatre volumes élégants, déjà rares ; une oeuvre bientôt effacée, le journalisme au fil des jours.

Des cahiers pour le plaisir, tout ornés de dessins et de prose chantante ; ou ces deux, deMéditations sur la Mécanique, journal aussi d'une aventure sans compagnons.

Par là, les hautes sources, bien cachées.

Les Lettres sur la Philosophie première enfin, propositions l'une après l'autre plus que lettres.

Elles attendent depuis 1911.

L'artilleur, avant de rejoindre, les relit, les avoue ; à publier si l'on trouve qui ; mais il laisse Criton à la couverture, comme il signait ses dialogues jadis, qui avaient l'estime sinon labénédiction des crânes.

On dirait que cet homme qui a tant écrit (il avait brûlé en 1905 les trois cents pages d'une Analytique Générale ) ne veut garantir, dans le dénuement solennel du départ, que ces lettres courtes, si denses et enchaînées qu'il faudra toute une oeuvre pour démêler,éclairer, permettre de lire.

Qu'est-ce ? Une sorte de décantation de Lagneau H1144 jusqu'à l'extrême, qui est une série si continue de principes, ou, si l'on préfère, de nécessités reconnues, que chaque pensée, quand elle se prononce, confirme toutes les autres et les inscrit toutes en soi.

Modèle sévère del'Analyse Réflexive, telle que Lagneau H1144 l'avait définie.

Et ce n'est pas autre chose que savoir ce que l'on pense quand on pense, c'est-à-dire quand on perçoit.

L'ordre du reste moins important que le rassemblement ; l'ordre est un discours encore, pensée perdue et qui nous perd dèsqu'elle se sépare et s'envole ; le rassemblement, au contraire, qui est la réflexion même toute vive et sur l'objet présent et perçu.

Très exactement,dans ce mince recueil des Lettres, une Métaphysique de la perception, qui n'est du tout à confondre avec l'Ontologie traditionnelle, qui est une Métaphysique de l'objet, l'être de l'esprit dans l'objet.

Ici, l'esprit libre à sa place d'esprit, qui n'a de place nulle part ailleurs qu'à percevoir les objetsexistants qui sont le monde.

Des cours de Lagneau H1144 aux Lettres, il y a l'aventure des Méditations sur la Mécanique qui sont une aventure du disciple à ses risques et périls ; les Méditations inachevées comme il convient.

Il n'est pas nécessaire d'aller si loin ni de se contenter absolument dans ce qui n'est que philosophie seconde, mais le risque est nécessaire afin de s'établir dans la Philosophie première et toujours s'y rétablir.

C'est,par réflexion sur l'esprit en acte ou percevant, se saisir d'esprit, de l'absolu de l'esprit, contre quoi les discours d'un sophiste ne peuvent rien, fût-ille plus brillant des physiciens ou des géomètres.

Autour des poulets à la crème, on ne rencontrait guère (c'est toujours de même) que des. »

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