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ARENDT. Le Système totalitaire

Publié le 04/07/2015

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arendt

 

La seule faculté de l'esprit humain qui n'ait besoin ni du moi, ni d'autrui, ni du monde pour fonctionner sûrement, et qui soit aussi indépendante de la pensée que de l'expérience, est l'aptitude au raisonnement logique dont la prémisse est l'évident par soi. Les règles élémentaires de l'évidence incon­testable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l'état de désolation absolue. C'est la seule « vérité « à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu'ils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun dont les hommes ont besoin pour éprouver, pour vivre et pour connaître leur chemin dans le monde commun. Mais, cette « vérité « est vide, ou plutôt elle n'est aucunement la vérité car elle ne révèle rien. (Définir comme certains logiciens modernes le font la cohérence comme vérité revient à nier l'existence de la vérité.) Dans l'état de désolation, l'évident par soi n'est donc plus un simple moyen de l'intelligence : il commence à être productif, à développer ses propres direc­tions de « pensée «. Que des processus de pensée caractérisés par la stricte évidence interne de la logique, à laquelle il n'y a en apparence pas d'échap­patoire, aient quelque rapport avec la désolation, c'est ce que remarqua un jour Luther (dont les expériences en matière de solitude et de désolation furent probablement sans égal, au point qu'il eut un jour l'audace de dire qu'« il devait exister un Dieu parce qu'il fallait à l'homme un être auquel il pût se fier «) dans une remarque peu connue sur la parole de la Bible : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul « : un homme seul, dit Luther, « déduit toujours une chose d'une autre et pense tout dans la perspective du pire «. Le fameux extrémisme des mouvements totalitaires, loin de participer du vrai radicalisme consiste assurément à « tout penser dans la perspective du pire «, à suivre ce processus de la déduction qui aboutit toujours aux pires conclusions.

 

Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domina­tion totalitaire, c'est le fait que la désolation, qui jadis constituait une expé­rience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telle que la vieillesse, est devenue l'expérience quotidienne des masses toujours crois­santes de notre siècle. L'impitoyable processus où le totalitarisme engage les masses et les organise, ressemble à une fuite suicidaire loin de cette réalité. « Le raisonnement froid comme la glace « et la « tentacule puissante « de la dialectique « qui nous prend comme en un étau « apparaissent comme un dernier soutien en un monde où personne n'est digne de foi et où l'on ne peut compter sur rien. C'est la contrainte intime, dont le seul contenu est le strict refus des contradictions, qui semble confirmer une identité d'homme en dehors de toute relation à autrui.

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