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CLAUDE BERNARD: LE PROBLÈME RELIGIEUX

Publié le 12/07/2011

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claude bernard

Claude Bernard fut essentiellement un chercheur de laboratoire, mais ses recherches proprement scientifiques le conduisaient sans cesse au seuil de la philosophie : c'est pourquoi en traitant du savant et du philosophe, nous avons dit l'essentiel sinon le tout de sa pensée. Au point de vue politique et social, il fait figure de conservateur, mais sans rien de dogmatique. Témoin de plusieurs révolutions, mis à l'honneur par Napoléon III, la chute de ce dernier passe inaperçue dans ses lettres et c'est la défaite nationale qui l'accable. Il semble moins républicain que Mme Raffalovich, mais il ne désire pas une restauration monarchique, ainsi que le montre la lettre suivante : La restauration s'avance à ce qu'il paraît et d'après ce qui se dit dans les châtelains (sic) circonvoisins. Hier j'ai reçu la visite de l'un d'eux. Nous marchons, me dit-il, à grands pas vers la monarchie légitime. Il y a bien des difficultés à résoudre pour cela, lui répondis-je. Monsieur, riposta-t-il, les difficultés ne sont rien devant la nécessité. Or c'est une nécessité absolue qu'il y ait une monarchie, et elle sera. J'eus bouche close par cet argument et on parla d'autre chose. (Sept. 1873. Ms. 3656, lettre 37.)

claude bernard

« Par bonté d'âme et aussi par conviction de l'insuffisance de la vérité scientifique, il respectait la foi des autres : « Les sentiments religieux de chacun sont respectables et sacrés (Principes, p.

189).

Mais cette foi semblaitplutôt gêner le savant : ainsi la présence de prêtres à ses cours, tout en lui procurant une réelle satisfaction, suscitait en lui un certain malaise, car devant eux il ne pouvait pas toujours aller jusqu'au bout de sa pensée.Les apologistes ont pu légitimement utiliser ses écrits, maisil n'avait pas d'intentions apologétiques.

Contre les scien- tistes et les positivistes, pour qui la science devait remplacer la religion, il a répété : « Religion, philosophie, science.

Ces trois choses se développent [c'est-à-direse suivent dans cet ordreJ mais ne se remplacent pas » (Philosophie, p.

11).

« On ne supprimera pas ce côté de l'homme » (Ibid., p.

41).

En tant qu'homme, Claude Bernard s'en félicite, car il étoufferait dans le mondeétroit et inhumain des scientistes.

Mais en tant qu'homme de science, la philosophie et la religion lui apparaissent comme la preuve tangible des limites de l'esprit; rationnellement, il ne voit en elles qu'un pis-aller, et sil'évolution qu'Auguste Comte a prétendu découvrir lui paraît imaginaire, il ne la juge pas moins désirable.

Désirable et impossible.

D'où le tiraillement d'un esprit scientifique comme le sien.

Ses idées sur la religion commeses idées sur la philosophie présentent une double face.

Suivant le point de vue choisi on en fera un croyant ou un incroyant.

Mais on ne peut pas en faire un apologiste.

La lettre suivante à Mme Raffalovich est sur ce pointcaractéristique de son attitude :...

voilà que je reçois une épître d'un grand personnage qui reprend toutes mes phrases les unes après les autres, qui prouve par A + B que je suis le plus croyant, le mieux pensant de tous les hommes, un des pluspuissants soutiens de la religion.

Je ne croyais pas en avoir autant dit et je suis bien sûr de n'avoir rien pensé de tout cela.

(Sept.

1873.

Ms.

3656, lettre 35).C'était un chercheur dans le domaine de la physiologie, et ses recherches n'étaient pas orientées par les croyances qu'il conservait faute de mieux.

« Je ne suis ni matérialiste ni spiritualiste de parti-pris, écrivait-il encore.J'étudie et je m'inquiète fort peu de savoir où la vérité me conduira pourvu que je la trouve.

» (1872.

Dans Lettres Beaujolaises, p.

169.)Sans doute, nous dit Mme O'Bryen, la fille de Mme Raffalovich, vers la fin de sa vie Claude Bernard voyait parfois, en dehors de ses cours, le P.

Didon : « Ils avaient plaisir à causer et ils se comprenaient.

» C'est que,comme on va le voir, le célèbre orateur dominicain prenait l'illustre physiologiste pour ce qu'il était, un savant, et ne cherchait pas à en faire un apologiste ni même un philosophe.

Il se contentait de souligner l'accord deson enseignement scientifique avec la philosophie classique et avec la doctrine chrétienne.Qu'il me soit permis de ranger Claude Bernard« malgré ses lacunes, parmi les larges esprits conciliants, parmi ces hautes natures trop élevées pour s'abaisser à la mesure d'aucune secte, trop saines pour méconnaître lesdimensions normales de l'homme complet qui croit à la matière parce qu'il l'expérimente, qui croit à l'âme parce qu'il en a conscience, qui croit en Dieu parce que Dieu nous presse de toutes parts.Non, il n'était ni positiviste ni matérialiste.

Le savant est resté dans les limites précises de sa méthode expérimentale; mais sans jamais nier ce qui la dépassait, et sans jamais affirmer, en son nom, ce qu'elle ne saisissaitpas.Les négateurs l'ont trouvé timide; et ils ne lui ont pas pardonné cette tenue ferme et indépendante.Les croyants l'ont trouvé insuffisamment affirmatif; mais ils ne considéraient pas assez qu'il parlait toujours selon la science.

Claude Bernard n'était ni un théologien ni un philosophe.

Il n'était qu'un savant.

C'est à ce pointde vue qu'il faut se placer pour le bien comprendre et pour le justement interpréter.

(Le P.

Didon, Claude Bernard, p.

17-18.)Mais cette sympathie pour le libéral Père Didon ne s'étendait pas aux hommes d'Eglise en général, ainsi que le montrent les réflexions suivantes rapportées par Georges Barrai, à qui il avait confié le manuscrit de sondrame Arthur de Bretagne.

Cela se passait le 28 décembre 1877.

Après sa dernière leçon au Collège de France, le professeur rentrait dans son appartement qui se trouvait alors à peu près en face, de l'autre côté de la rue.Ce jour-là justement, au moment de traverser la rue des Ecoles, nous fûmes arrêtés par un enterrement qui passait.

Par un pressentiment singulier, il me dit en me pressant le bras et en désignant du regard une voiturede deuil dans laquelle était un prêtre : « Quand on me conduira au cimetière, j'espère bien ne pas avoir un tel compagnon! — Mais vous avez un Carme qui assiste à votre cours, repris-je.

— Oui, en effet, dit-il, il a l'aird'un bon enfant, mais sa présence me gêne chaque fois que je veux donner une conclusion philosophique à ma leçon, car je ne voudrais pas lui faire de la peine.

» (La Chronique médicale, 1913, p.

1621)Est-ce à dire que Claude Bernard désirait des obsèques civiles ? Ces dernières, avec l'exclusion positive de la foi qu'elles comportent, auraient certainement été plus en désaccord avec ses dispositions habituelles que desobsèques religieuses.

Il n'en est pas moins vrai que l'Eglise ne pouvait pas le compter parmi les fidèles; par suite, le prêtre qui n'avait eu presque aucune place dans sa vie d'homme, devait lui faire figure d'intrus à la têtedu cortège qui le conduirait au cimetière. « On a parlé de conversion au lit de mort (...) Il mourut comme il avait vécu.

» (Mme O'Bryen.) « Il revint finalement à la foi de son enfance », nous dit M.

Chevalier (Philosophie, p.

55), qui invoque le témoignage de Sophie O'Bryen, la fille de Mme Raffalovich, convertie au catholicisme, ainsi que nous l'avons dit.Claude Bernard sur son lit de mort me fit une impression d'autant plus émouvante que c'était la première fois que je voyais la mort de près.

Ce fut une impression solennelle et pleine d'inspiration.

Il me semblait que lebeau visage, rendu encore plus auguste, nous parlait avec plus d'autorité de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu; ces lèvres muettes semblaient répéter la profession de foi qu'il nous avait faite.

C'est dans cettecroyance que je trouvai la force de supporter ce premier chagrin.

Je puisai dans la communion avec la mort, consolation et espérance.

(Cité par J.

Chevalier, dans Philosophie, p.

56.)Mais on ne voit pas bien comment ce texte peut justifier l'opinion d'un retour à la foi.

D'abord Claude Bernard n'avait jamais rejeté la croyance en la spiritualité de l'âme et l'existence de Dieu : il n'avait donc pas à yrevenir.

Ensuite, ce 'sont là des thèses philosophiques plutôt que religieuses, et quand on parle de « retour à la foi de l'enfance », il s'agit de l'acceptation de l'ensemble de la doctrine de l'Eglise.D'ailleurs i| y a plus.

M.

Chevalier omet l'alinéa précédent dans lequel Mme O'Bryen elle-même se prononce sur ce bruit qu'on avait fait courir d'une conversion de la dernière heure.Parmi les visiteurs qu'il voyait avec plaisir en ces jours de souffrance était le Père Didon.

Le grand dominicain avait suivi ses cours au Collège de France.

Un lien d'amitié unissait ces deux hommes et ils trouvaient plaisir àéchanger leurs idées.

On a parlé de conversion au lit de mort.

On a donné aux visites du Père Didon une signification que la vérité ne justifie pas.

Il mourut comme il avait vécu.

Quand le mal empira, toute causerie devintimpossible.

Je me rappelle la dernière fois que je le vis, il avait toute sa connaissance.

Il était trop faible pour parler, mais il tint longtemps mes mains dans les siennes et ses beaux yeux parlaient avec une douloureuseéloquence (Sophie O'Bryen, Journal des Débats du 20 mai 1935.)Voici deux autres documents rédigés durant les jours qui suivirent la mort de notre auteur.

Ils émanent de deux prêtres : s'il y avait eu conversion véritable, ils n'auraient pas manqué, par souci apologétique, de la mettreen relief.Le premier est du P.

Didon, qui entretenait avec le grand physiologiste des relations amicales.Je l'ai revu l'avant-veille de sa mort.

Son esprit avait encore sa lucidité et même cette légère excitation que donne à ceux qui vont mourir la fièvre lente qui les consume.

Il me fit asseoir près de son lit.

Nous causâmeslongtemps.

Son âme s'ouvrait à moi avec une cordialité dont je resterai toujours ému.Je lui parlai de la science; et se ressouvenant d'une parole que je lui avais dite dans un entretien précédent, il me la rappela en disant : — Mon père, combien j'eusse été peiné si ma science avait pu en quoi que ce soitgêner ou combattre votre foi ! (5).

Ce n'a jamais été mon intention de porter à la religion la moindre atteinte.Je lui dis : « — Votre science n'éloigne pas de Dieu, elle y mène, j'en ai fait l'expérience personnelle.

Je lui rappelai à ce propos un mot sublime qui, dans une des dernières leçons du Collège de France, me frappa.

Parlantdes conditions déterminées qui donnent naissance aux phénomènes, il disait : « Ces conditions ne sont pas des causes; il n'y a qu'une cause, c'est la Cause première.

»(5) Dans sa Philosophie de Claude Bernard, p.

39, le P.

Sertillanges écrit « notre foi » et souligne ce a notre ».

Mais à la Bibliothèque Nationale, le tiré à part de l'article dédicacé par le P.

Didon au Supérieur du SéminaireSaint-Sulpice porte malheureusement « votre foi ».La Cause première, repris-je, la science est obligée de la reconnaître à tout instant, sans pouvoir la saisir, et, à ce titre, la science est éminemment religieuse.Oui.

mon père, vous le dites bien; le positivisme et le matérialisme qui le nient sont, à mes yeux, des doctrines insensées et insoutenables.Je louai son livre immortel de l'Introduction à la médecine expérimentale.C'est assurément, à mon avis, lui dis-je, un des ouvrages les plus considérables qui aient été écrits de notre temps.

Je me permettrai cependant, ajoutai-je, quelques réserves sur les premières pages.— C'est un livre de jeunesse, reprit-il; j'ai toujours voulu faire ce livre, en réalité je ne l'ai jamais achevé.— Vous avez mieux fait, vous l'avez réalisé dans votre vie entière.Je le remerciai de tout ce qu'il avait fait pour le progrès de la vérité, et je lui dis que cette cause première inaccessible à la science lui en tiendrait compte.

Il me répondit avec une modestie et une émotion qui me toucha. »

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