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Il faut apprendre un métier manuel (Emile, livre III) de Rousseau

Publié le 02/04/2011

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De toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l'homme, celle qui le rapproche le plus de l'état de nature est le travail des mains : de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l'artisan. L'artisan ne dépend que de son travail; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave : car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d'autrui. L'ennemi, le prince, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer en mille manières : mais partout où l'on veut vexer l'artisan, son bagage est bientôt fait; il emporte ses bras et s'en va. Toutefois l'agriculture est le premier métier de l'homme : c'est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à Émile : « Apprends l'agriculture «; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il a commencé; c'est à eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis donc s « Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage, ou si tu n'en as point, que faire ? Apprends un métier.    — Un métier à mon fils ! mon fils artisan ! Monsieur, y pensez-vous ?    — J'y pense mieux que vous, Madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans tous les temps, je veux l'élever à l'état d'homme; et, quoi que vous puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tiendra de vous «.

Après avoir indiqué quels sont les soins à donner aux enfants en bas âge (Livre I), Rousseau montre au Livre II comment on fortifiera ses sens et ses forces. L'éducation positive ne commence qu'au Livre III : Emile a alors douze ans ; il est sain, robuste et sans souci.    Il s'agit de lui assurer un certain nombre de connaissances pratiques. Pour n'être ni un inutile, ni un oisif, il apprendra, quoique noble, un métier manuel (celui de menuisier) : il acquerra ainsi un état qui, quelles que soient les circonstances, lui assurera toujours de quoi vivre de façon honorable.    Cette page très connue de Jean-Jacques Rousseau exprime quelques aspects essentiels de sa pensée : elle rappelle quelles ont été dans Y Emile sa méthode et ses préoccupations ; elle permet aussi de mesurer son art et de comprendre les raisons de son succès.   

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« cette phrase annonce la page des Confessions où il rappelle comment, en 1731, la craintive hospitalité d'un paysanavait fait naître en lui une haine inextinguible contre ses oppresseurs (Livre IV). C'est dans le même état d'esprit qu'il répond, en une sorte de défi, à l'objection indignée : « Mon fils artisan ! » :Moi, je veux lui donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans tous les temps, je veux l'élever àl'état d'homme.

C'est la revanche du plébéien qui méprise celui qui n'est qu'un lord, un marquis, un prince et peutêtre un jour moins que rien ; c'est aussi le pressentiment de l'homme qui sent déjà les premiers grondements de laRévolution.

Il y a dans tout ce paragraphe le désir évident et constant chez Rousseau de s'élever 65 contre lespréjugés, les traditions et les coutumes que raillait déjà Pascal, quand il écrivait : « La chose la plus importante àtoute la vie, est le choix du métier : le hasard en dispose.

La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs ».(Edition Brunschvicg, Section II n° 97).

Seulement Pascal, philosophe et chrétien, se contentait de railler ce qui est70 contraire à la raison et à la nature ; Rousseau, révolutionnaire et tribun, attaque et flétrit ce qui est contraire àla justice. 3° L'art de Rousseau. Ce qui rend la lecture de l'Emile aussi attrayante que celle d'un roman, c'est moins la profondeur et l'originalité deses vues que le ton de l'auteur, l'art et la passion avec lesquels il a su donner vie à un traité de pédagogie.

Au lieude maximes abstraites et sèches, nous avons dans l'œuvre de Rousseau une mise en scène, de petits récits (lecanard du bateleur), des pages éloquentes (Profession de foi du vicaire Savoyard), d'autant plus attachantes quel'auteur y met, directement ou non, ses regrets ou ses goûts, ses aspirations ou ses souvenirs.

Après avoir évoquécette vie d'artisan qui aurait pu être la sienne, s'il n'avait pas préféré le vagabondage à l'atelier du graveurDucommun où on l'avait mis en apprentissage, il salue, comme le comble du bonheur, la possibilité de vivre libre, defaire rapidement son bagage et d'emporter ses bras vers d'au-85 très horizons.

Puis il esquisse, avec l'habileté d'unauteur dramatique, une scène dialoguée entre le précepteur et la mère de son élève : les deux personnages secampent devant nous par la seule vertu du style : Le mouvement de la phrase : un métier à mon fils!, lajuxtaposition des mots : mon fils artisan! expriment parfaitement la surprise indignée d'une mondaine, outrée par leprogramme qu'on lui propose; et la réplique rapide et cinglante du précepteur affiche avec orgueil (moi, je veux)tout son mépris pour les titres traditionnels de noblesse auxquels il oppose, presque avec insolence, la dignité del'homme.

(Quoi que vous puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre...). 4° Les raisons de son succès. Le succès de l'Emile s'explique évidemment par l'art de l'auteur, mais il y a aussi d'autres raisons que ce textepermet de mettre en lumière : a) L'éloge de l'agriculture, considérée comme le plus honnête, le plus utile et par conséquent le plus noble qu'onpuisse exercer, trouvait dans l'opinion de profonds échos.

C'est à cette époque que se fondent des sociétésagricoles et qu'on publie de nombreux ouvrages pour favoriser le développement de l'agriculture.

D'autre part ladoctrine des Physiocrates, formulée vers 1750 par Quesnay, affirmait, comme Rousseau, que la terre est la seulerichesse. b) Parallèlement à cette préoccupation, on voit se développer au XVIIIe siècle le goût des arts mécaniques.

L'abbéde Saint-Pierre (1730), l'abbé de Pons (1738), l'abbé Pluche (1739) recommandent de les étudier.

L'Encyclopédie sepropose, comme Rousseau, de lutter contre les préjugés qui considéraient la pratique des métiers comme indigned'une noble naissance.

Cette faveur deviendra si grande que Louis XVI lui-même fera installer au Château deVersailles un atelier de serrurerie qu'on visite encore. c) Mais par-dessus tout, ce qui a assuré à Y Emile plus qu'un succès momentané ou de circonstance, c'est que,tout en étant réaliste et pratique, Rousseau a donné à son élève la valeur d'un type universel, en le dépouillant detout ce qui pourrait trop le caractériser, le situer à une époque ou dans un milieu donné.

Emile n'a ni hérédité, nifamille, ni caractère marqué.

Il n'appartient même à aucun pays.

Comme dit Rousseau, il pourrait être lord oumarquis.

Plus 120 encore, ce que Rousseau cherche avant tout à former, c'est beaucoup plus un homme qu'untechnicien.

Vivre est d'abord le métier qu'il veut lui faire apprendre; et c'est cette préoccupation qui se fait jourdans le dernier paragraphe.

Voilà pourquoi, même si les conditions de vie du paysan et de l'ouvrier ont beaucoupchangé, l'Emile reste encore aujourd'hui un ouvrage qu'on peut lire avec profit.

Chateaubriand écrivait en 1797 dansl'Essai sur les Révolutions : « Peut être n'y a-t-il dans le monde entier que cinq ouvrages à lire : l'Emile en est un.

». »

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