LE PASSAGE DE LA NATURE A LA CULTURE ?
Publié le 15/03/2004
Extrait du document


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Nous pouvons en particulier suivre la description donnée à deux reprises de la manière dont Victor utilise le mot « lait ».
Itard s'attache d'abord à éduquer l'appareil auditif de son patient : en condillacien, il estime que la vie de l'esprit commence par les sensations, et, en clinicien, il a observé que l'acquisition du langage exigeait une oreilleapte à apprécier les articulations des sons de la voix.
Il essaie ensuite de lui faire imiter la parole en s'appuyant surla loi de la nécessité.
Quand Victor a soif, il tient devant ses yeux un pot de lait en criant fréquemment le mot « lait » ; il donne le pot à une personne qui prononce le même mot ; il se fait donner du lait toujours par le même moyen.
Un jour, il a la satisfaction d'entendre Victor prononcer le mot au moment où le lait est versé dans sa tasse. Est-ce le succès, la preuve que Victor utilise maintenant le mot pour parler de la chose ? En observant davantage, Itard s'aperçoit que ce n'est pas le cas.
Victor en effet ne prononce le mot qu'après avoir reçu le lait : le mot exprime un état purement subjectif de joie à propos du lait, mais n'établit pas un lien de communication avec Itard , comme ç'aurait été le cas si Victor avait employé le mot pour demander du lait.
Le mot n'est pas un véritable signe car il n'est pas encore le moyen de parler de la chose à autrui.
Il s'est bien établi une relation entre le mot et lachose, mais ce n'est pas le relation de signification, c'est une relation plus complexe par laquelle le mot exprime unétat subjectif éprouvé à propos de la chose.
Ayant pris conscience des difficultés considérables que représentait l'acquisition de la parole, Itard décide ensuite de recourir à des procédés graphiques, comme on faisait avec les sourds-muets de l'Institution.
Il fait reconnaître àVictor les lettres de l'alphabet tracées sur des morceaux de carton, et il reprend sa tentative.
Quand Victor attend avec impatience sa tasse de lait, Itard dispose les quatre lettres sur une planche ; une personne prévenue regarde les lettres et donne du lait à Itard .
Ce dernier s'approche de Victor , lui remet les lettres et lui désigne la planche tout en lui présentant la tasse.
Victor compose alors le mot et reçoit le lait.
Cette fois tout suggère qu'il a bien formé le mot pour demander du lait.
Et la partie semble gagnée quand Victor, en partant chez un voisin auprès dequi il goûtait avec du lait, se munit des quatre lettres et, dès son arrivée, compose le mot sur une table.
Lareprésentativité du mot s'est incontestablement renforcée depuis la première expérience ; nous ne sommes pourtantpas encore en présence du signe linguistique car le mot n'est toujours composé que dans des circonstancesstrictement déterminées : au moment où Victor a coutume de prendre du lait, quand il comprend qu'on va lui en donner ; bref, dans l'imminence de la chose.
Pour vérifier, Itard lui enlève sa tasse de lait pendant le déjeuner et l'enferme dans une armoire ; Victor ne compose pas le mot.
C'est donc qu'il n'est pas un signe utilisable en dehors de la chose, que sa formation n'est pas l'expression du besoin, mais seulement « une sorte d'exercice préliminaire dont il faisait machinalement précéder la satisfaction de ses appétits ».
Hegel l'a dit : « il faut considérer le signe comme quelque chose de grand ».
Au delà de toutes les raisons scrupuleusement recensées par Itard , c'est cette grandeur qui n'arrive pas à se lever au milieu des brumes dans lesquelles se déroule la vie de Victor .
On l'aura déjà remarqué, pas plus que chez Sarah , on ne voit à aucun moment se déclencher en lui un goût, un plaisir du signe, comme on peut l'observer chez l'enfant qui, au moment oùil conquiert le langage, entretient souvent un rapport ludique avec lui, et se porte en quelque sorte au devant del'univers des signes dont il semble entrevoir la constante disponibilité et l'indéfinie fécondité.
Rien de tel chezVictor : il subit les apprentissages ; même quand il prend l'initiative d'emporter ses morceaux de carton, ce n'est pas qu'il se soit hissé au niveau du symbolisme : la coopération de l'entendement, sans laquelle on n'y accède pas,fait toujours défaut.
Itard a bien noté que l'obstacle majeur auquel il se heurtait résidait dans l'inertie intellectuelle de Victor , avec son « intelligence tendant sans cesse au repos et sans cesse mue par des moyens artificiels ».
C'est ce facteur qui explique les succès apparents et l'échec terminal.
Du fait que Victor n'applique pas son intelligence au langage, Itard est obligé d'user d'artifices pour lui faire e quelque sorte assumer de force le comportement symbolique : il associe sans cesse le langage aux besoins, il le conditionne affectivement, il nepropose les signes qu'en présence des choses.
Il tente ainsi d'enraciner dans le moi le rapport du langage à autrui etau monde.
Mais tout se passe comme si cet enracinement devait être voulu par le moi lui-même.
Quand on chercheà l'imposer, une conscience propre du signe ne parvient pas à se désengluer complètement de l'affectivité et durapport à l'objet présent, si bien que les supports de symbole qu' Itard entraîne Victor à manipuler ne deviennent pas d'authentiques signes, mais restent à l'état d'accompagnement écrits ou oraux des objets, auxquels ilsfournissent seulement une sorte de complément et un vain appendice.
Ce qui est signe pour nous est pour Victor une partie de la chose ou un élément de la situation, et c'est plutôt la chose qui, par sa présence, effective ouimminente, appelle son escorte, écrite ou orale, que le signe qui évoque la chose en son absence.
Ce qui fait défaut chez Victor n'est rien de positif.
C'est, paradoxalement peut-être, la dimension de négativité.
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