L'oeuvre d'art a-t-elle une fonction ?
Publié le 11/02/2004
Extrait du document
«
l'effet des chants sacrés, recouvrer leur calme comme sous l'action d'une cure médicale ou d'une purgation. »
Est-ce pour lui, une manière de retrouver le lieu commun selon lequel « la musique adoucit les mœurs » ? Il y a sans doute un peu de cela, mais il faut aller plus loin dans l'interprétation.
Dans la " Politique ", Aristote suggère lui-même que la catharsis concerne également la tragédie, c'est-à-dire la vue, et non pas seulement l'écoute de ce qu'il appelle des chants éthiques, dynamiques ou exaltants.
Il n'y a pas à s'en étonner puisque la tragédie,à l'époque, réalise une certaine forme d' « art total » harmonisant le texte, les chœurs et la danse.
Mais, en outre, elle consiste à mettre en scène une action, une intrigue où des personnages réels imitent des héros soumis à un destin angoissant ou pathétique.Pensons à Œdipe .
Or la musique seule ne figure pas; elle ne représente rien; elle laisse tout loisir à l'auditeur d'imaginer librement selon ses états d'âme, tout comme la lecture d'un récit.
En revanche, la tragédie impose un personnage, un masque comportantdes traits définis.
Elle force en quelque sorte l'identification du spectateur appelé à devenir momentanément un « acteur secret » dans la pièce.
Mimésis d'action et de sentiments réels, la tragédie concentre la réalité dans le temps et dans l'espace, elle l'exagèreet pousse les passions à leur paroxysme afin d'éclairer le public sur les conséquences éventuelles de ses actes: voyez ce qu'iladviendrait, si d'aventure l'envie vous prenait d'imiter réellement ces malheureuses victimes de la fatalité !
Le remède n'est-il pas pire que le mal ? Un spectacle apaisant ne serait-il pas plus propice à la sérénité, au retour à l'équilibre?Aristote ne se pose pas la question.
Sa « cure médicale » (Bossuet ) est homéopathique: on soigne le mal par le mal, les passions excessives par l'excès d'émotions.
Cette interprétation n'est pas vraiment abusive.
Le texte d' Aristote la suggère; elle fut notamment celle de tout le classicisme français, soucieux d'assigner au théâtre une fonction morale, voire moralisatrice.
Mais de l'éthique au politique, il n'y a parfois qu'un pas.
La " Politique " d'Aristote se fonde sur sa philosophie de la tempérance, de la modération, du juste milieu.
Sa volonté de restaurer la tragédie en déclin, de renouer avec la tradition des grands spectaclesqui contribuèrent à la gloire d'Athènes au Ve siècle, n'est sans doute pas exempte d'intentions politiques et sociales: permettre à lacité de vivre en paix et assurer au citoyen le bonheur d'une vie vertueuse, conforme à la raison.
Un tel programme d'éducationcivique et culturelle ne pourrait-il convenir au futur roi de Macédoine ?
Multiplier les spectacles tragiques, attirer la foule au théâtre, c'est permettre à la catharsis d'opérer non seulement sur l'individu,mais collectivement.
C'est aussi distraire les citoyens, détourner leur attention des problèmes du moment - les guerres incessantes- et permettre l'expulsion d'une mauvaise conscience qui commence à hanter un peuple en décadence.
Il s'agit là d'une explication presque psychanalytique au sens actuel du terme: le spectacle apaise les passions parce qu'il permetde vivre fictivement, de façon innocente et inoffensive, pour la personne et pour la société, des passions qui les mettraient endanger dans la réalité.
La catharsis autoriserait alors une sorte de défoulement et jouerait un rôle d'exutoire.
On parle de défoulement.
Ce n'est pas un hasard si Freud a choisi le terme de catharsis pour désigner la finalité de la cure psychanalytique: le retour à la conscience des pulsions refoulées, notamment dans le cas des névroses.
Rien de plus préjudiciableà l'équilibre de l'individu et de la société que de se complaire dans le malaise ou le mal-être de passions et de pulsionscondamnées au mutisme, rejetée, dans le tréfonds de l'inconscient.
Cette interprétation établit un lien entre la " Poétique " et la " Politique ".
Sur un plan plus général, elle révèle les implications politiques - au sens large du terme - et le discours sur l'art.
Or ce n'est pas non plus un hasard si ce type d'interprétation asystématiquement été omis par la tradition qui se réclame d' Aristote .
On pourrait d'ailleurs en dire autant de Platon .
Au IV siècle, nous l'avons dit, on se soucie surtout de la portée morale du théâtre.
On ne prête attention qu'aux règles de l'art, auxprocédés techniques qui permettent d'aboutir à l'effet recherché.
A la fin du XVIIIe siècle, Lessing dénonce l'assimilation aristotélicienne entre la poésie et la peinture dans le cadre de sa critique de l' « ut pictura poesis ».
La fonction cathartique par la mise en scène de la terreur ne lui plaît guère.
Il préfère la pitié et considère que la tragédie doit surtout susciter la compassion.Quant à Goethe , peu sensible à l'effet de purgation et de purification de la catharsis, il ne parle que de retour à l'équilibre.
Dans sa période antiquisante et classique, et dans le cadre d'une esthétique idéaliste, il privilégie l'harmonie qui naît de la contemplationde la beauté idéale propre à l'œuvre d'art réussie.
Surtout lorsque cette œuvre d'art appartient à la poésie dramatique.
Plus récemment, Bertolt Brecht (1898-1956) a fondé sa théorie et sa pratique théâtrale sur ce lien entre esthétique et politique : «Ce qui nous paraît du plus grand intérêt social, c'est la fin qu' Aristote assigne à la tragédie: la catharsis, purgation du spectateur de la crainte et de la pitié par l'imitation d'actions suscitant la crainte et a pitié.
Cette purgation repose sur un acte psychologiquetrès particulier: l'identification du spectateur aux personnages agissants que les comédiens imitent. ».
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- L'oeuvre d'art a-t-elle une fonction ?
- Vous expliquerez et discuterez, s'il y a lieu, les formules suivantes de Gide (De l'importance du public, conférence prononcée le 5 août 1903 devant la Cour de Weimar, reprise in Nouveaux Prétextes, p. 37-39) : «Panem et circenses », criait la populace latine : du pain d'abord ; les jeux ensuite. Le libre jeu de l'art n'est pas goûté quand l'estomac est vide. C'est après le repas qu'on appelle l'artiste en scène. Sa fonction n'est pas de nourrir, mais de griser... L'oeuvre d'art est un
- L'oeuvre d'art a-t-elle une fonction ? (Pistes de réflexion seulement)
- L'oeuvre d'art est-elle l'oeuvre d'un génie? (plan)
- ART POÉTIQUE de Peletier du Mans - résumé de l'oeuvre