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Peut-on reproduire une œuvre d'art ? W. BENJAMIN

Publié le 05/01/2020

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La reproductibilité technique de l'œuvre d’art est apparemment sans conséquence, si ce n 'est de faciliter l'accès du plus grand nombre à des œuvres autrefois réservées à quelques-uns. Mais la modification qu'elle apporte dans les rapports de l’œuvre d'art à son public est en réalité beaucoup plus profonde : la reproduction modifie les conditions de la contemplation, et le changement de destination de l'œuvre rejaillit sur sa forme même.

La réception des œuvres d’art se fait avec divers accents, et deux d’entre eux, dans leur polarité, se détachent des autres. L’un porte sur la valeur cultuelle de l’œuvre, l’autre sur sa valeur d’exposition. La production artistique débute par des images qui servent au culte. On peut admettre que la présence même de ces images a plus d’importance que le fait qu’elles soient vues. L’élan que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument magique. On l’expose sans doute aux regards des autres hommes, mais il est destiné avant tout à des esprits. Plus tard, c’est précisément cette valeur cultuelle, comme telle, qui pousse à garder l’œuvre d’art au secret ; certaines statues de dieux ne sont accessibles qu’au prêtre dans la cella'. Certaines Vierges restent couvertes presque toute l’année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles lorsqu’on les regarde du sol. A mesure que les œuvres d’art s’émancipent de leur usage rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable, par conséquent, qu’une statue de dieu, qui a sa place assignée à l’intérieur d’un temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l’ont précédé. Et s’il se peut qu’en principe une messe fût aussi exposable qu’une symphonie, la symphonie cependant est apparue en un temps où l’on pouvait prévoir qu’elle serait plus exposable que la messe.
 
Les diverses techniques de reproduction ont renforcé ce caractère dans de telles proportions que, par un phénomène analogue à celui qui s’était produit aux origines, le déplacement quantitatif entre les deux formes de valeur propre à l’œuvre d’art est devenu un changement qualitatif, qui affecte sa nature même. Originairement, la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d’art, qui ne devait être, jusqu’à un certain point, reconnue comme telle que plus tard ; de même, aujourd’hui, la prépondérance absolue de sa valeur d’exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience - la fonction artistique - apparût par la suite comme accessoire. Il est sûr que, dès à présent, la photographie et, plus encore, le cinéma témoignent très clairement en ce sens.
 
Walter Benjamin, L’Œuvre d'art à l’ère de sa reproductibilité technique, in Essais (1955), trad. de l’allemand, Denoël-Gonthier, 1983, t. II, p. 98 sq.


« La réception des œuvres d'art se fait avec divers accents, et deux d'entre eux, dans leur polarité, se détachent des autres.

L'un porte sur la valeur cultuelle de l'œuvre, l'autre sur sa valeur d'exposi­ tion.

La production artistique débute par des images qui servent au culte.

On peut admettre que la présence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles soient vues.

L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instrument magique.

On l'expose sans doute aux regards des autres hommes, mais il est destiné avant tout à des esprits.

Plus tard, c'est précisé­ ment cette valeur cultuelle, comme telle, qui pousse à garder l'œuvre d'art au secret; certaines statues de dieux ne sont accessibles qu'au prêtre dans la cella 1• Certaines Vierges restent couvertes presque toute l'année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles lorsqu'on les regarde du sol.

À mesure que les œuvres d'art s'émancipent de leur usage rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer.

Un buste peut être envoyé ici ou là; il est plus exposable, par conséquent, qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple.

Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé.

Et s'il se peut qu'en principe une messe fût aussi exposable qu'une sym­ phonie, la symphonie cependant est apparue en un temps où !'on pouvait prévoir qu'elle serait plus exposable que la messe.

Les diverses techniques de reproduction ont renforcé ce caractère dans de telles proportions que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit aux origines, Je déplacement quantitatif entre les deux formes de valeur propre à l'œuvre d'art est devenu un chan­ gement qualitatif, qui affecte sa nature même.

Originairement, la pré­ pondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d'art, qui ne devait être, jusqu'à un certain point, reconnue comme telle que plus tard; de même, aujourd'hui, la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience -la fonction artistique -apparût par la suite comme accessoire.

Il est sûr que, dès à présent, la photographie et, plus encore, Je cinéma témoi­ gnent très clairement en ce sens.

Walter BENJAMIN, L' Œuvre d'art à /'ère de sa reproductibilité technique, in Essais (1955), trad.

de l'allemand, Denoël-Gonthier, 1983, t.

II, p.

98 sq.

1.

Cella: partie d'un temple où se déroulent des rites inaccessibles au public.. »

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