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Qu'appelle-t-on « expérience cruciale » ? A quelles conditions et avec quelles réserves une expérience peut-elle être considérée comme cruciale ?

Publié le 02/01/2010

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Voici le passage du Novum organum dans lequel Francis BACON, créateur de ce terme, explique ce qu'il entend par là. Au livre II de son grand ouvrage, après avoir exposé la méthode dite des trois tables, il traite de questions diverses au nombre de neuf et dont la première est consacrée aux praerogativae instantiarum, désignant par les faits méritant de la part du chercheur une attention particulière parce que spécialement révélateurs. Il n'en distingue pas moins de 27, dont les manuels d'autrefois citaient les principales sous le nom de « faits privilégiés «. "XXXVI. Nous mettrons au quatorzième rang, parmi les faits privilégiés, les faits cruciaux, empruntant ce vocable aux croix qui, dressées aux embranchements, indiquent et marquent les séparations de chemins. Nous avons aussi coutume de les appeler faits décisifs, et judiciaires, et dans certains cas instantias oraculi et mandati. Voici en quoi ils consistent. Lorsque, dans la recherche de quelque nature, l'esprit se trouve comme en équilibre en sorte qu'il ne sait pas a laquelle de deux et parfois de plusieurs natures doit être attribuée ou assignée la cause de la nature cherchée, à cause du concours fréquent et ordinaire d'un grand nombre de natures ; les faits cruciaux (instantiae crucis) montrent que, pour une de ces natures, la rencontre avec la nature en question est constante et inévitable; pour l'autre, au contraire, variable et accidentelle : par suite, la question est résolue, et cette première nature est reconnue comme cause, l'autre abandonnée et rejetée. C'est pourquoi les faits de ce genre apportent une très grande lumière et ont pour ainsi dire une grande autorité, si bien que le processus d'interprétation s'arrête avec eux et qu'ils l'achèvent."  

« II — DIFFERENTS TYPES D'EXPERIENCE CRUCIALE. A.

Dans un sens très large, n'importe quel fait pouvant être invoqué pour le contrôle d'une hypothèse peut êtrecompté au nombre des expériences cruciales.

Il sera requis seulement que le fait allégué ne comporte aucuneexception.

C'est ainsi que pour STUART Mill « deux fois toutes les vingt-quatre heures, quand le ciel est pur, nousavions un experimentum crucis que la cause du jour est le soleil » (Système de logique déductive et inductive).Des observations de ce genre ne sauraient évidemment pas constituer une véritable expérience cruciale.

En effet,l'induction 'qu'elles fondent ne repose que sur la seule méthode de concordance dont STUART Mur lui-mêmereconnaît l'insuffisance à démêler le jeu complexe des causes.

Celui qui s'en tient à l'observation de la constancedes successions ou des coïncidences s'expose à commettre le sophisme post hoc, ergo propter hoc ou cum hocergo propter hoc (lbid, II, p.

365), qui est à l'origine de bien des erreurs.En fait, notre conviction relative à la cause du jour ne vient pas de la seule observation d'une concordanceconstante entre le lever du soleil et le retour de la lumière.

Nos observations sont.

beaucoup plus complexes et ilest facile d'y relever des recours inconscients aux autres méthodes : à la méthode de différence et à la méthodedes variations concomitantes.

C'est pour cela qu'on ne songe pas à faire de l'induction en question un cas dusophisme post hoc, ergo propter hoc.

C'est pour cela aussi que nous ne sommes pas choqués de voir STUART Mill,citer ce fait comme exemple d'expérience cruciale.S'ensuit-il que nous ayons là un cas d'expérience cruciale au sens que nous avons défini ? Certainement non.L'apparition du soleil au-dessus de l'horizon est lié à tout l'ensemble des mouvements cosmiques et la lumière est unphénomène fort complexe dont il faudrait connaître la nature avant de se prononcer sur le rôle joué par le soleil danssa production.

Une analyse approfondie d'une réalité aussi complexe nécessiterait l'expérimentation consistant àprovoquer les phénomènes dans des conditions qui permettent d'examiner tour à tour le rôle de ses diversescomposantes.

C'est ce qui se réalise dans les expériences effectuées suivant le schéma analysé par ClaudeBERNARD dans son exposé du raisonnement expérimental. B.

Nous avons là l'expérience cruciale au sens propre, celui que BACON donnait à ce terme dont il est le créateur.Au lieu d'accumuler des observations concordantes ou divergentes, le chercheur raisonne pour déterminer uneobservation capable de résoudre son doute.

Si mon hypothèse est vraie, il dol, en résulter que, dans cettecirconstance donnée, le phénomène en question se présentera sous telle forme; examinons s'il en est bien ainsi.Ainsi PASCAL, pour s'assurer si l'ascension de l'eau dans les pompes était bien due à la pesanteur atmosphérique, fitce raisonnement : si cette hypothèse est vraie, l'altitude de la cotonne de mercure sera inversement proportionnelleà l'altitude.

Ensuite, il chargera son beau-frère Périer de procéder à Clermont aux célèbres expériences qui devaientmontrer s'il en était bien ainsi.Il n'est nullement abusif de qualifier cette expérience de cruciale.

Elle mettait la nature en demeure de répondre paroui ou par non, d'indiquer, comme le font les poteaux indicateurs, quel était le bon chemin.

BACON ne voyaitcertainement pas plus loin.Mais depuis BACON la méthode scientifique a fait des progrès et manifeste d'autres exigences.

Si rigoureux soit-il, leraisonnement expérimental institué pour le contrôle d'une hypothèse ne saurait atteindre la certitude absolue de ladéduction : il ne donne qu'une probabilité.

Sans doute, en se multipliant, cette probabilité aboutit à une certitudepratique; mais elle ne rejoint jamais la certitude théorique.

A plus forte raison ne peut-on pas prétendre fonder unetelle certitude sur une seule expérience.C'est bien cependant une certitude de ce genre qui devait résulter d'une expérience cruciale.Les célèbres expériences imaginées par PASCAL et réalisées par son beau-frère ne constituent donc une expériencecruciale qu'au sens large.

Il est possible, en effet, que le phénomène observé résulte, non de la pressionatmosphérique, mais d'une autre cause qui varie comme elle. C.

Nous arrivons enfin à l'expérience cruciale au sens strict.

Elle a lieu lorsque deux hypothèses seulement étantpossibles, on réalise des conditions expérimentales telles que le résultat observé sera différent suivant l'hypothèsequi se trouve vraie.

L'image du poteau indicateur s'applique ici plus complètement : chacune des deux directionsindiquées conduit à un point déterminé.Comme exemple de cette sorte d'expérience, DUHEM (La théorie physique, p.

286 et suiv.) cite celle du miroirtournant construit par FOUCAULT.

Elle consiste essentiellement à diviser un rayon lumineux en deux faisceaux dontl'un traverse un tube rempli d'eau, mais qui vont tous deux frapper un miroir qui tourne très rapidement sur lui-même.

Cette expérience doit trancher le débat qui oppose les partisans de la théorie corpusculaire à ceux de lathéorie ondulatoire. Suivons la première hypothèse; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'eau que dans l'air; suivonsla seconde; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau.

Montons l'appareil deFoucault; mettons en mouvement le miroir tournant; sous nos yeux, deux taches lumineuses vont se former, l'uneincolore, l'autre verdâtre.

La bande verdâtre est-elle à gauche de la bande incolore ? C'est que la lumière marcheplus vite dans l'eau que dans l'air, c'est que l'hypothèse des ondulations est fausse.

La bande verdâtre.

aucontraire, est-elle à droite de la bande incolore ? C'est que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau,c'est que l'hypothèse des ondulations est condamnée.

Nous plaçons l'oeil derrière la loupe qui sert à examiner lesdeux taches lumineuse; nous constatons que la tache verdâtre est à droite de la tache incolore; le débat est jugé;la lumière n'est pas un corps ; c'est un mouvement vibratoire propagé par l'éther; l'hypothèse de l'émission a vécu;l'hypothèse des ondulations ne peut être mise en doute; l'expérience cruciale en a fait un nouvel article du Credoscientifique.

(p.

287.) Telle était la conviction des expérimentateurs.

Mais n'exagéraient-ils pas la valeur probante de l'expérience dite. »

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