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Que perdrait la pensée en perdant l'écriture ?

Publié le 17/01/2022

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S'il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même.Phèdre : C'est également très juste.Socrate : Mais si nous considérions un autre genre de discours, frère germain de l'autre, et si nous examinions comment il naît et combien il est meilleur et plus efficace que lui ?Phèdre : Quel discours ? Et comment naît-il ?Socrate : Celui qui s'écrit avec la science dans l'âme de celui qui étudie, qui est capable de se défendre lui-même, qui sait parler et se taire suivant les personnes.Phèdre : Tu veux parler du discours de celui qui sait, du discours vivant et animé, dont le discours écrit n'est à proprement parler que l'image ? » Platon. « Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras: si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.

L’intérêt et l’utilité de l’écriture se trouvent au travers du livre : l’intellectuel est un gros consommateur de livres ; l’érudit, le savant ou encore l’homme cultivé sont plongés dans les livres. Etant donné qu’ils savent manier la pensée mieux que quiconque, il apparaît donc que l’écriture la serve grandement. De plus, toute écriture véhicule forcément de la pensée : roman, dictionnaire et même publicité, enseigne ou encore affiche. Il apparaît alors primordial de savoir ce que perdrait la pensée en perdant l’écriture. Il convient également de prendre en compte l’intitulé même du sujet : il ne s’agit pas seulement de l’écrit mais de l’écriture, c’est à dire de l’acte d’écrire. Il faudra donc réfléchir sur le rapport entre l’action d’écrire et la pensée.

« Il y a spontanément croyance au privilège de l'écriture sur la parole.

Depuis la sagesse populaire « les paroles s'envolent, les écrits restent » (où l'écrittémoigne solidement du droit face à l'aspect incertain de la simple promesse verbale), jusqu'à l'approche anthropologique (distinction faite par Lévi-Straussentre les sociétés froides non cumulatives, sans écriture et les sociétés chaudes, à écriture : les premières végètent en se répétant, les secondes ouvrentpuis accélèrent le temps de l'histoire).

L'écriture permet :1.

l'inscription de la parole - 2.

l'archivage des pensées (avec jadis la bibliothèque et aujourd'hui les banques de données) - 3.

la capitalisation du savoir (du même coup la reproduction des connaissances anciennes facilite la production de nouvelles connaissances).

En perdantl'écriture, la pensée perdrait ces caractéristiques : la possibilité de s'inscrire, de s'archiver, de se capitaliser.

Elle resterait toujours seulement « au présent» (ou dans le strict temps de la mémoire des générations vivantes), au lieu de pouvoir s'échanger dans le temps et dans l'espace.A titre individuel, l'écriture permet un niveau de langue plus élevé (le « parler comme un livre » qui s'oppose au spontané et au décousu du « style parlé »).La pensée est formulée plus strictement (la langue écrite est plus abstraite que la langue parlée plus émotionnelle ; dans l'écrit, l'effet de persuasion estobtenu plus par l'enchaînement des raisons que par l'expression de la passion).

La pensée sans écriture est « emportée » par le temps même du discours (lapossibilité de revenir au texte écrit - et sur le texte écrit - s'oppose à l'irréversibilité du discours). Mais la prééminence de l'écriture est déjà mise en question par Platon dans P hèdre, avec le thème de l'invention de l'écriture par le dieu égyptien Thot à lafigure d'ibis, et la réplique du roi Thamous, pour lequel l'écriture, loin d'accroître la science et la mémoire, « produira l'oubli dans les âmes en leur faisantnégliger la mémoire ».

Avec l'écriture, les hommes auront « la présomption de la science, non la science elle-même.

Ils ne seront le plus souvent que designorants de commerce incommode, parce qu'ils se croient savants sans l'être ». La pensée, avec l'écriture, perd la confrontation des idées telle qu'elle s'exerce avec profit dans le dialogue et « les discussions bienveillantes ».

La penséevivante naît de la confrontation, l'écriture est simple conservatoire.

Cf.

Platon, P hèdre : « Tout homme sérieux se gardera bien de traiter par écrit desquestions sérieuses.

» C'est dans cette ligne qu'on trouve également chez Rousseau une critique de l'écriture : « Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne sert que desupplément à la parole.

» P lus encore, l'écriture altère la langue : « Elle n'en change pas les mots mais le génie ; elle substitue l'exactitude à l'expression »ou encore « L'on rend ses sentiments quand on parle, et ses idées quand on écrit » (Essai sur l'origine des langues).

En perdant l'écriture, la pensée perdraitdonc la précision et son caractère abstrait : à la limite, la pensée tout entière se perdrait (au profit des sentiments et de leur expression). La question de l'étroite relation entre pensée et écriture passe certes par la médiation du langage.

M ais plus du langage artificiel (comme celui de la logiqueformelle) que du langage naturel, le langage formel et symbolique étant directement écriture de la pensée.

D'où déjà le projet, avec Leibniz, d'une «caractéristique universelle » (pouvoir « trouver des caractères ou signes propres à exprimer toutes nos pensées, aussi nettement et exactement quel'arithmétique exprime les nombres »).

On ne fait pas de philosophie, pas plus qu'on ne fait de mathématiques (ou n'importe quelle autre science), avec de simples paroles.

Et même si laphilosophie est née du dialogue, elle ne commence réellement qu'avec le texte écrit. Certes, on pourrait objecter à cette thèse le fait que Socrate, considéré dès l'A ntiquité comme le véritable père de la philosophie, n'a pas écrit une ligne.Mais on pourrait objecter à cette objection le fait que Socrate n'a pour nous d'existence philosophique qu'à travers les dialogues écrits de son disciplePlaton.

Pareillement, ce sont les bons mots et les anecdotes sur sa vie de clochard tels qu'ils nous ont été rapportés par Diogène Laêrce qui font à nos yeuxle caractère de philosophe de Diogène le cynique.Pourquoi la philosophie a-t-elle besoin de l'écriture? Parce que la pensée est captive de la parole, de ses hasards, de ses détours et de ses incertitudes.Prisonnière aussi de la dimension affective de l'échange: dans le feu d'une conversation, la rigueur n'est pas de rigueur.

On veut faire plaisir à l'interlocuteurou bien, à l'inverse, le démolir.

L'écriture donne à la pensée une forme objective (donc communicable au-delà de l'ici et du maintenant) et définitive.

Laparole, même maîtrisée, est toujours un peu irresponsable.

De plus, seule l'écriture peut donner à la pensée cette structure systématique sans laquelle il nesaurait y avoir proprement de philosophie.

Car s'il y eut des philosophies contre le système (le scepticisme, l'empirisme), il n'y en eut pas en dehors dusystème. SUPPLEMENT: « Socrate : L'écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture.

Les produits de la peinture sont comme s'ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence.

IL en est de même des discours écrits.

O n pourrait croire qu'ils parlent enpersonnes intelligentes mais demande-leur de t'expliquer ce qu'ils disent, ils ne répondront qu'une chose, toujours la même..

Une fois écrit, le discours roulepartout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pasparler.

S'il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est pas capable de repousser une attaque et de sedéfendre lui-même.Phèdre : C'est également très juste.Socrate : M ais si nous considérions un autre genre de discours, frère germain de l'autre, et si nous examinions comment il naît et combien il est meilleur etplus efficace que lui ?Phèdre : Quel discours ? Et comment naît-il ?Socrate : Celui qui s'écrit avec la science dans l'âme de celui qui étudie, qui est capable de se défendre lui-même, qui sait parler et se taire suivant lespersonnes.Phèdre : Tu veux parler du discours de celui qui sait, du discours vivant et animé, dont le discours écrit n'est à proprement parler que l'image ? » P laton.« Excellent ami! tu essaies de me réfuter par des procédés rhétoriques, semblables à ceux qu'on utilise dans les assemblées.

Là un orateur croit réfuter sonadversaire lorsqu'il peut produire contre lui en faveur de sa thèse des témoins nombreux et considérés, tandis que l'autre n'en a qu'un seul ou aucun.

Maisce genre de démonstration n'a aucune valeur relativement à la vérité.

Il peut arriver en effet qu'un juste succombe sous des faux témoignages nombreux etapparemment autorisés.

Et sur la question dont tu parles, à peu d'exceptions près, tu obtiendras l'accord de tous les Athéniens et de tous les étrangers situ les appelles à témoigner que je ne dis pas la vérité ( ..

) Mais moi, même tout seul, je ne me rends pas, car toi tu ne fais rien qui m'y oblige.

T u produisseulement contre moi des faux témoins nombreux pour tâcher de m'arracher ce que je pense et qui est vrai.

Moi au contraire, si je n'obtiens pas tontémoignage à toi et lui seul en faveur de ce que j'affirme, je reconnais n'avoir pas apporté de solution à notre débat; et toi tu n'as rien obtenu non plus si tun'obtiens pas mon seul acquiescement au lieu de celui de tous tes autres témoins.

Il y a donc deux sortes de démonstration; l'une de laquelle tu tesatisfais, toi et beaucoup d'autres, la seconde qui est la mienne.

» Platon, « Gorgias », 47le-472c. »

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