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Sur l’origine radicale des choses (1697) de Leibniz

Publié le 16/01/2020

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14. Quant à la partie qui, pour inharmonieuse qu’elle soit, peut, dans un ensemble, s’avérer parfaitement harmonieuse, il ne faut pas interpréter ce que nous en avons dit comme si nous ne tenions aucun compte des parties, et qu’il suffisait que le monde fût parfait en tous ses constituants, alors qu’il pourrait se faire que le genre humain connaisse le malheur, ou qu’il pourrait n’y avoir dans l’univers aucun souci de justice, ni y être tenu aucun compte de nous, comme le pensent certains qui ne jugent pas assez bien de l’ensemble des choses. Car, tout comme dans une république dotée d’une excellente Constitution on fait en sorte que chaque individu ait sa part de bonheur dans la mesure du possible, il faut savoir que l’univers sera d’autant plus parfait qu’on y prendra soin de chacun dans le respect de l’harmonie universelle. Et on n’a pu trouver aucune appréciation meilleure de cet état de fait que la loi même de la justice, qui ordonne que chacun obtienne une part de la perfection universelle, et que sa félicité personnelle soit en proportion de sa vertu propre et de la bonne volonté qu’il porte à la communauté. A cela se ramène ce que nous appelons charité ou amour de Dieu ; en cela aussi consistent la force et la puissance de la religion chrétienne, selon le jugement de savants théologiens. Nous ne devons pas non plus nous étonner de ce que les esprits soient l’objet de tant de sollicitude dans l’univers, puisqu’ils reflètent très fidèlement l’image de son suprême Auteur, et que leur rapport à lui n’est pas tant celui de la machine au constructeur (c’est le cas de toutes les autres choses), que celui des citoyens à leur prince. Il faut dire également que les esprits dureront autant que l’univers lui-même, qu’ils expriment et concentrent en quelque façon le Tout en eux-mêmes, si bien qu’on pourrait dire qu’ils sont des parties totales.

15. En ce qui concerne les malheurs, et surtout ceux qui frappent les gens de bien, il faut tenir pour certain qu’ils se transforment en un bien plus grand à leur avantage, et ceci est vrai non seulement d’un point de vue théologique, mais aussi d’un point de vue physique : le grain jeté en terre souffre avant de porter des fruits, et on peut dire qu’en général les malheurs sont des maux provisoires, mais qu’ils finissent par être des biens, puisqu’ils constituent des voies abrégées vers la plus grande perfection. Ainsi, en physique, les solutions qui fermentent lentement, s’améliorent aussi plus lentement, tandis que celles dans lesquelles on trouve un ferment plus puissant, repoussent leurs éléments vers l’extérieur avec plus de force, et se clarifient ainsi plus rapidement. A cette occasion, on peut dire qu’on recule pour mieux sauter. Il convient donc de considérer ces propos comme étant non seulement agréables et consolants, mais encore parfaitement véridiques. M’est avis qu’il n’y a rien dans l’univers de plus vrai que le bonheur, et de plus agréable et doux que la vérité.

16. Il faut reconnaître qu’il y a une progression continue et très libre de l’univers tout entier vers le plus haut degré de beauté et de perfection des œuvres divines, de telle sorte que l’univers progresse toujours vers une forme supérieure de civilisation. De même, maintenant, une grande partie de notre terre est cultivée et cette partie s’étendra de plus en plus. Et bien qu’on ne puisse nier que, parfois, des terres redeviennent sauvages ou que certains endroits soient détruits ou dégradés, il faut néanmoins comprendre ceci, comme nous venons d’interpréter le malheur : cette destruction ou cette dégradation servent à quelque chose de meilleur, de telle sorte que nous tirions d’une certaine façon profit de ce dommage.

17. On pourrait objecter qu’à ce compte, le monde aurait dû depuis longtemps devenir un paradis. Ma réponse est toute prête : bien que de nouvelles substances soient déjà parvenues à une grande perfection, la divisibilité à l’infini du continu fait que des parties demeurent toujours assoupies dans les abysses des choses, qu’il faut encore réveiller, développer, améliorer, et, pour ainsi dire, promouvoir à un stade supérieur d’évolution. Ainsi donc jamais le progrès ne sera achevé.

1. En plus du monde, ou agrégat des choses finies, on trouve quelque unité dominante qui n’existe pas seulement comme l’âme en moi, ou plutôt comme moi-même en mon corps, mais qui entretient avec ce monde une relation bien plus élevée. Car l'unité dominante de l’univers, non seulement régit le monde, mais le façonne et le crée ; elle est supérieure au monde et, pour ainsi dire, au-delà du monde. Bien plus : elle constitue la raison dernière des choses. De fait, ni dans aucune des choses singulières, ni dans l’agrégat ou la série tout entière des choses, on ne peut trouver la raison suffisante de leur existence. Imaginons que le livre des Éléments géométriques 1 ait existé de toute éternité, toujours recopié d’un exemplaire à l’autre : à l’évidence, bien qu’on puisse rendre raison du livre présent par un livre précédent, sur lequel il a été copié, on n’atteint pas cependant, quel que soit le nombre de livres auquel on puisse remonter, la raison complète pour laquelle de tout temps de tels livres ont existé, c’est-à-dire la raison de l’existence des livres, et des livres rédigés comme ils le sont. Il est pourtant toujours permis de se le demander. Or, ce qui est vrai des livres l’est aussi des différents états du Monde : en quelque sorte, celui qui suit a été copié de celui qui précède (quoique selon certaines lois de changement). Et ainsi, aussi loin qu’on puisse remonter à des états antérieurs, jamais, dans ces états, on ne trouvera la raison complète pour laquelle un monde existe, ni pourquoi un tel monde.

2. Il est donc possible de se figurer le monde comme étemel. Toutefois, puisqu’on ne pose rien qu’une succession d’états ; puisque, dans aucun de ces derniers, on ne trouve une raison suffisante de son existence, et que, bien plus, aussi loin qu’on remonte, on ne parvient pas le moins du monde à rendre raison de cette existence : à l’évidence, c’est ailleurs qu’il faut en chercher la raison. Car dans les choses éternelles, bien qu’il n’y ait pas de cause d’existence, on doit cependant discerner une raison. Celle-ci, pour les choses impérissables, est nécessité ou essence, tandis que, pour la série des choses périssables, si l’on suppose cette dernière éternelle à l’instar de la précédente, ce serait la prévalence même des inclinations (comme on le verra bientôt). Ces raisons, en effet, ne sont pas nécessitantes (au sens où la nécessité absolue ou métaphysique suppose que son contraire implique contradiction), mais inclinantes. D’où il ressort à l’évidence, qu’à supposer l’éternité du monde, on ne peut se soustraire à l’idée que la raison dernière des choses est au-delà du monde, qu’elle est Dieu.

3. Les raisons de l’existence du monde sont donc cachées en quelque être au-delà du monde, distinct de la chaîne des états ou de la série des choses dont l’agrégat constitue le monde. Et ainsi, d’une nécessité physique ou hypothétique qui détermine les réalités postérieures du monde à partir des réalités antérieures, il faut en venir à quelque chose qui relève d’une nécessité absolue ou métaphysique, telle qu’on ne puisse en rendre raison. Car le monde présent, pour nécessaire qu’il soit d’un point de vue physique ou hypothétique, ne l’est pas d’un point de vue absolu ou métaphysique. A supposer, n’est-ce pas, qu’il soit dans un état déterminé, il s’ensuit logiquement que d’autres états identiques se produiront par la suite. Ainsi donc, puisque la racine dernière du monde doit se trouver dans quelque chose qui relève d’une nécessité métaphysique, et que la raison de ce qui existe ne s’explique que par ce qui existe, il faut, par conséquent, qu’existe un Être unique, métaphysiquement nécessaire, c’est-à-dire de l’essence duquel découle l’existence, et, qu’en outre, existe quelque chose de différent de la pluralité des êtres ou du monde dont nous sommes convenus, et dont nous avons montré qu’il ne relevait pas d’une nécessité métaphysique.

4. Et pour expliquer un peu plus clairement comment, à partir de vérités éternelles, essentielles ou métaphysiques, naissent des vérités temporelles, contingentes ou physiques, il nous faut d’abord admettre, du fait même qu’il existe quelque chose plutôt que rien, qu’il y a dans les choses possibles, dans la possibilité elle-même ou essence, une exigence d’existence ou, pour ainsi dire, une prétention à l’existence ; en un mot, que l’essence tend par elle-même à l’existence. D’où il résulte enfin que toutes les choses possibles, celles qui expriment une essence ou une réalité possible, tendent à égalité de droit à l’existence, proportionnellement à leur quantité d’essence, de réalité, ou proportionnellement à leur degré de perfection. Car la perfection n’est rien d’autre que la quantité d’essence.

5. Dès lors, on comprend vraiment de façon très claire que, parmi les combinaisons infinies des choses possibles et des séries possibles, la seule à exister est celle par laquelle la plus grande quantité d’essence ou de possibilité est amenée à exister. Il va sans dire que, dans les choses, il y a un principe de détermination, tiré nécessairement d’un maximum et d’un minimum, de telle sorte que l’effet maximal soit fourni au prix, pour ainsi dire, d’un effort minimal. Et, dans le cas qui nous occupe, le temps et le lieu, en un mot la réceptivité ou capacité du monde, peuvent être considérés comme la dépense, c’est-à-dire le terrain sur lequel on doit bâtir le plus habilement possible, tandis que les diversités de formes correspondent à la commodité du bâtiment, au grand nombre de ses chambres et à leur bon goût. Il en va de même que dans certains jeux, où il s’agit de combler toutes les cases d’une table selon certains règles, et où, par manque d’ingéniosité, gêné à la fin par des espaces sans pion, on se voit contraint de laisser vides davantage de cases qu’on n’en avait le droit ou qu’on ne le voulait. Or, il est une méthode sûre qui permet d’obtenir très facilement un remplissage parfait. Ainsi, supposons qu’on ait décidé de tracer un triangle, sans décider d’aucune détermination, on produira, logiquement, un triangle équilatéral. A supposer, encore, qu’il faille aller d’un point à un autre, sans qu’on ait pu préalablement déterminer un chemin, on choisira la voie la plus aisée, autrement dit la plus courte. De la même façon, à supposer une fois que l’être l’emporte sur le non-être, à savoir qu’il y a une raison pour qu’existe quelque chose plutôt que rien, ou qu’il faille passer de la possibilité à l’acte, même si on ne précise rien d’autre, il ressort logiquement de là qu’existe le maximum d’être possible, compte tenu de la capacité du temps et de l’espace (c’est-à-dire de l’ordre possible des existences). C’est d’une manière tout à fait semblable que l’on dispose des carreaux sur une surface donnée, de façon qu’elle en supporte le plus grand nombre possible.
6. Par là, on comprend aussitôt, et admirativement, comment, dans la production même des choses, intervient une certaine mathématique divine ou un mécanisme métaphysique, et comment la détermination du maximum exerce une influence. Ainsi, en géométrie, de tous les angles, seul l’angle droit est déterminé ; ainsi, les liquides, placés dans des solutions hétérogènes, prennent la forme de la plus grande capacité, celle de la sphère. De la même façon, mais principalement dans la mécanique commune, du seul fait que plusieurs corps pesants interagissent, un mouvement se manifeste, tel qu’il produit pour finir la plus grande descente. En effet : de même que tous les possibles tendent à égalité de droit vers l’existence à proportion de leur réalité, de même, tous les poids tendent d’un droit égal à descendre, à proportion de leur gravité ; et, de même que dans ce cas-ci se réalise le mouvement dont dépend la descente maximale des corps pesants, dans ce cas-là se réalise le monde qui entraîne la production maximale des possibles.
7. Nous tirons ainsi, désormais, la nécessité physique de la nécessité métaphysique : car, bien que le monde ne soit pas métaphysiquement nécessaire, au sens où affirmer le contraire conduirait à une contradiction ou absurdité logique, il est cependant physiquement nécessaire ou déterminé, au sens où affirmer le contraire conduirait à une imperfection ou absurdité morale. Et tout comme la possibilité constitue le principe de l’essence, la perfection ou le degré d’essence (qui rend le plus grand nombre de choses compossibles) constitue le principe de l’existence. D’où l’on perçoit aussi à l’évidence la façon dont la liberté siège en l’Auteur du monde, quoiqu’il fasse tout de façon déterminée. C’est qu’il agit selon le principe de sagesse ou de perfection. Il va de soi que l’indifférence naît de l’ignorance, et que, plus on fait preuve de sagesse, plus on tend vers le plus parfait.
8. Mais, dira-t-on, la comparaison que nous faisons entre quelque mécanisme métaphysique déterminant et le mécanisme physique des corps pesants, pour séduisante qu’elle apparaisse, pèche cependant en ce que les corps pesants dotés de force existent vraiment, alors que les possibilités ou essences, antérieures ou au-delà de l’existence, sont imaginaires ou fictives : il n’est donc pas possible de penser trouver en elles la raison de leur existence. Mais jè réponds que, ni les essences, ni les vérités éternelles qui s’y rapportent ne sont fictives, et qu’elles existent pour ainsi dire en un certain monde des idées, c’est-à-dire en Dieu lui-même, lequel est source de toute essence et de l’existence de toutes les autres choses. Et nous ne voyons pas là une affirmation gratuite : l’existence même de la série actuelle des choses le montre. Car puisque dans cette dernière ne se trouve pas sa raison d’être, comme nous l’avons montré plus haut, mais qu’il faut la chercher dans les nécessités métaphysiques ou vérités éternelles ; puisque, par ailleurs, ce qui existe ne peut découler que de ce qui existe, comme nous l’avons fait observer plus haut, il faut que les vérités éternelles existent dans quelque sujet nécessaire de façon absolue ou métaphysique, à savoir en Dieu. Par lui, ces dernières, qui autrement seraient imaginaires, sont (pour employer un néologisme significatif) réalisées.
9. Et, de fait, nous découvrons que dans le monde tout se fait suivant les lois des vérités éternelles, géométriques autant que métaphysiques, c’est-à-dire non seulement selon des nécessités matérielles, mais encore selon des raisons formelles. Et ceci n’est pas seulement vrai du point de vue général, celui du raisonnement que nous avons tenu sur le monde dont nous affirmons l’existence plutôt que la non-existence, et dont nous disons qu’il est ainsi plutôt qu’autrement (raisonnement qu’il faut tirer de la tendance des possibles à exister) ; mais ceci est encore vrai quand on descend dans le détail des choses. Nous constatons que dans la nature tout entière, par un prodige d’organisation, s’exercent les lois métaphysiques de cause, de puissance, d’action, et que ces dernières prévalent sur les lois purement géométriques de la matière. C’est à l’époque où je devais rendre compte des lois du mouvement qu’à mon grand étonnement je m’en suis aperçu, au point que je fus contraint d’abandonner la loi de composition des forces, soutenue jadis par le jeune mécaniste que j’étais, ainsi qu’ailleurs je l’ai plus longuement expliqué.
10. Ainsi donc nous tirons la raison dernière de la réalisation tant des essences que des existences, d’un être unique, qui, de toute façon, est nécessairement plus grand que le monde, supérieur et antérieur à lui, puisque, non seulement ce qui existe dans le monde, mais aussi dans les possibles, tire de cela même sa réalité. Or, on ne peut faire dépendre cette raison que d’une source unique, en raison de la connexion de toutes les choses entre elles. A l’évidence, c’est de cette source que les choses existantes s’écoulent en permanence, qu’elles sont produites, et qu’elles l’ont été, puisqu’on ne voit pas pourquoi découlerait de là un état du monde plutôt qu’un autre ; celui d’aujourd’hui plutôt que celui d’hier. On perçoit clairement aussi la manière dont Dieu agit, non seulement physiquement mais encore librement ; le fait que se constitue en lui seul la cause efficiente des choses et leur fin ; et le fait que de lui relève non seulement la raison de la grandeur ou de la puissance dans la machine de l’univers déjà organisée, mais aussi la raison de la bonté ou de la sagesse dans la machine de l’univers qu’il lui reste encore à organiser.
11. Et pour qu’on ne croie pas que nous confondons la perfection morale ou bonté avec la perfection métaphysique ou grandeur, et qu’on ne nie pas celle-là après avoir accordé celle-ci, il faut savoir qu’il résulte de ces considérations que le monde est non seulement le plus parfait physiquement, ou, si l’on veut, métaphysiquement, en ce que s’est réalisée la série des choses qui révèle le maximum de réalité en action ; mais qu’il est encore le plus parfait moralement, en ce que la perfection morale, du point de vue des esprits eux-mêmes, renvoie à une perfection physique. D’où il suit que le monde est non seulement une machine tout à fait admirable, mais aussi, dans la mesure où il est constitué d’esprits, la meilleure République, celle qui dispense la plus grande félicité, la plus grande joie possibles. En cela consiste la perfection physique de ces esprits.
12. Mais, dira-t-on, c’est le contraire dont nous faisons l’expérience dans le monde, car, le plus souvent, le pire revient aux meilleurs des hommes ; les innocents, bêtes ou hommes, sont frappés, parfois tués sous les tortures. En somme, envisagé surtout sous l’aspect du gouvernement du genre humain, le monde apparaît plutôt comme un chaos plein de désordres que comme l’effet de l’organisation d’une sagesse suprême. J’accorde que, de prime abord, il donne bien une telle impression, mais, à y regarder de plus près, on est conduit à en décider tout autrement. A priori, il ressort à l’évidence des arguments précédents que règne la plus grande perfection possible dans tout ce qui existe; y compris dans les esprits.
13. A la vérité, il est injuste de prononcer un jugement sans avoir examiné la loi tout entière — comme l’affirment les juristes. Nous, nous ne connaissons qu’une infime partie de l’éternité qui doit s’étendre à l’infini. Les quelques milliers d’années dont l’histoire nous fait la relation sont bien dérisoires ; et cependant, malgré cette expérience minime, nous n’hésitons pas à juger de l’immensité et de l’éternité, comme des hommes emprisonnés, ou si l’on préfère, nés et élevés dans les salines souterraines des Sarmates, qui croiraient qu’il n’existe aucune autre source lumineuse dans le monde que cette méchante torche qui suffit à peine à diriger leurs pas. Imaginons une très belle peinture, couvrons-la entièrement à l’exception d’une toute petite partie : qu’y verra-t-on, même de très près ? ou même en s’approchant davantage ? Rien de plus qu’une accumulation confuse de couleurs placées au hasard, sans art ; et cependant, après avoir enlevé ce qui le couvrait, on observera le tableau tout entier dans la perspective qui convient, on s’apercevra que ce qui, de prime abord ,-semblait barbouillé sur la toile était le résultat du très grand talent de l’auteur de l’œuvre. La perception des yeux en peinture est du même ordre que celle des oreilles en musique. D’éminents maîtres dans l’art de la composition mêlent très souvent des sons inharmonieux aux sons harmonieux afin de surprendre l’auditeur, et, pour ainsi dire, de piquer son attention ; pour que l’auditeur, comme inquiet de la suite, ressente, au moment où, peu après, tout a été remis dans l’ordre, une joie d’autant plus grande. D’une façon tout à fait similaire, nous pourrions nous réjouir, à l’occasion de dangers minimes ou d’épreuves douloureuses, parce qu’ils nous font prendre conscience d’une force et d’une chance dont nous pouvons nous enorgueillir : ainsi, lors d’un numéro de funambules ou de sauts périlleux au milieu d’épées, nous trouvons de l’attrait à notre terreur elle-même. Nous-mêmes, pour rire, nous faisons mine de lancer les enfants en l’air comme si nous étions déjà sur le point de les lâcher. C’est ainsi qu’un singe emporta au faîte d’un toit Christian, le roi du Danemark, alors qu’il n’était encore qu’un nouveau-né emmailloté de langes, puis, comme en riant, au milieu de l’anxiété générale, le rapporta sain et sauf dans son berceau. C’est pour le même motif qu’on se lasse de se nourrir continuellement de mets qui flattent le goût : les saveurs âcres, aigres, et même amères, doivent avoir leur place, afin d’exciter le goût. Qui n’a pas goûté à l’amer n’a pas mérité le doux et, même, ne saura pas l’apprécier. Telle est la loi même du plaisir : il ne se maintient pas toujours égal parce que cela engendre le dégoût, nous engourdit au lieu de nous rendre heureux.
leibniz

« 1.

En plus du monde, ou agrégat des choses finies, on trouve quelque unité dominante qui n'existe pas seulement comme l'âme en moi, ou plutôt comme moi-même en mon corps, mais qui entretient avec ce monde une relation bien plus élevée.

Car l'unité dominante de l'univers, non seulement régit le monde, mais le façonne et le crée ; elle est supérieure au monde et, pour ainsi dire, au-delà du monde.

Bien plus : elle constitue la raison dernière des choses.

De fait, ni dans aucune des choses singulières, ni dans l'agrégat ou la série tout entière des choses, on ne peut trouver la raison suffisante de leur existence.

Imaginons que le livre des Éléments géométriques 1 ait existé de toute éternité, toujours recopié d'un exemplaire à l'autre : à l'évidence, bien qu'on puisse rendre raison du livre présent par un livre précédent, sur lequel il a été copié, on n'atteint pas cependant, quel que soit le nombre de livres auquel on puisse remonter, la raison complète pour laquelle de tout temps de tels livres ont existé, c'est-à-dire la raison de l'existence des livres, et des livres rédigés comme ils le sont.

Il est pourtant toujours permis de se le demander.

Or, ce qui est vrai des livres l'est aussi des différents états du Monde : en quelque sorte, celui qui suit a été copié de celui qui précède (quoique selon certaines lois de changement).

Et ainsi, aussi loin qu'on puisse remonter à des états antérieurs, jamais, dans ces états, on ne trouvèra la raison complète pour laquelle un monde existe, ni pourquoi un tel monde.

2.

Il est donc possible de se figurer Je monde comme éternel.

Toutefois, puisqu'on ne pose rien qu'une succession d'états ; puisque, dans aucun de ces derniers, on ne trouve une raison suffisante de son existence, et que, bien plus, aussi loin qu'on remonte, on ne parvient pas le moins du monde à rendre raison de cette existence : à l'évidence, c'est ailleurs qu'il faut en chercher la raison.

Car dans les choses éternelles, bien qu'il n'y ait pas de cause d'existence, on doit cependant discerner une raison.

Celle-ci, pour les choses impérissables, est nécessité ou essence, tandis que, pour la série des choses périssables, si l'on suppose cette dernière éternelle à l'instar de la précédente, ce serait la prévalence même des inclinations (comme on le verra bientôt).

Ces raisons, en effet, ne sont pas 1.

Il s'agit de l'ouvrage majeur d'Euclide.

42. »

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