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Article de presse: Abacha, un dictateur fruste, qui laisse un pays en triste état

Publié le 17/01/2022

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8 juin 1998 - Dans l'Histoire tourmentée du Nigeria, qui a vu se succéder tant d'officiers au gouvernail, Sani Abacha restera le " général à lunettes noires " : un homme mal à l'aise en public, qui dissimulait son regard et attendait longtemps avant d'abattre ses cartes. Avait-il finalement décidé d'être candidat à l'élection présidentielle du 1er août pour se succéder à lui-même sous le couvert d'un semblant de légalité ? Sa mort brutale, dans la nuit du 8 juin, au coeur de la forteresse présidentielle d'Abuja où il vivait une sorte de réalité virtuelle " arrangée " par ses conseillers et ses laudateurs, règle définitivement la question. Si l'on en croit ceux qui ont pu l'approcher ces dernières semaines, le général Abacha s'était convaincu qu'il devait " poursuivre sa mission dans l'intérêt du peuple nigérian " . Pourtant, il laisse derrière lui un pays plus pauvre, plus divisé, plus corrompu, plus malade que lorsqu'il en prit les rênes, en novembre 1993, lors d'une révolution de palais soigneusement préparée. Personne alors ne pensait qu'il pourrait se maintenir quatre ans et demi au sommet de l'Etat. N'était-il pas l'éternel second, un militaire fruste que rien, apparemment, ne destinait à jouer les premiers rôles ? Il a, certes, appris la patience et la ruse à l'école du Machiavel nigérian, le général Ibrahim Babangida, son ami et son complice. Ensemble, ils se sont " fait la main " , en collaborant au putsch des généraux Buhari et Idiagbon contre le président Shagari, en 1983, puis en les renversant à leur tour, en 1985... toujours dans l'intérêt bien compris du peuple nigérian. Pendant huit ans, à Abuja, Sani Abacha se tient fidèlement aux côtés de Babangida, dans l'ombre, plus attaché à profiter des plaisirs de la vie et des confortables commissions que lui réserve son poste de chef d'état-major qu'à poursuivre de hautes ambitions. Il se retrouve en pleine lumière après l'annulation controversée de l'élection présidentielle du 12 juin 1993, remportée par le milliardaire yoruba Moshood Abiola, dont la victoire dérange une large coalition conservatrice. C'est lui qui fait tirer depuis des hélicoptères, à Lagos, sur la foule de manifestants qui proteste contre l'annulation. Lui encore qui pousse son ami Babangida vers la sortie, avant de cueillir le pouvoir que lui abandonne un gouvernement civil trop faible et que lui offrent même les plus ardents démocrates : seule l'armée, pense-t-on alors, est capable de trancher dans la crise nigériane. Le nouvel homme fort fait table rase de toutes les institutions démocratiques (Parlement, Sénat, partis) et forme un cabinet où il réussit à intégrer des politiciens yorubas réputés, un patron de la presse libérale, un avocat des droits de l'homme et l'ancien colistier d'Abiola. Mais, très vite, le régime dévoile son véritable visage : celui d'un pouvoir militaire prêt à user de tous les moyens - intimidation, répression féroce, manipulation, corruption - pour se maintenir aussi longtemps que possible. Pendaisons L'emprisonnement sans jugement de nombreux opposants (parmi lesquels Abiola et le syndicaliste Franck Kokori, qui a osé lancer en 1994 une longue grève dans le secteur pétrolier), la chasse aux journalistes mal-pensants, la mort violente de plusieurs figures de l'opposition, enfin le traitement infligé à la minorité ogonie - dont le principal dirigeant, l'écrivain Ken Saro-Wiwa, est pendu, en novembre 1995, avec huit de ses compagnons - contraignent la communauté internationale à adopter des sanctions. Le régime a accouché d'un " programme de transition " , en prenant soin de le vider de tout contenu crédible. Lorsque les partis sont à nouveau autorisés, il met d'emblée hors jeu les politiciens du Nord comme du Sud pour favoriser des débutants aux dents longues et à la conscience très élastique : les cinq partis finiront, en avril, par " adopter " Abacha comme l'unique candidat susceptible de sauver le pays. Le gouvernement laisse défiler dans la capitale fédérale des " supporters " d'Abacha, généreusement rémunérés, mais mitraille sans pitié les protestataires à Lagos, à Kaduna ou à Ibadan. La lassitude des Nigérians se traduit par leur très faible participation aux élections législatives, à la fin du mois d'avril, alors que les résultats définitifs des élections municipales de mars 1997 n'ont toujours pas été rendus publics. Sur le plan économique, le bilan n'est guère brillant. Le régime peut se féliciter d'avoir contenu l'inflation et stabilisé la monnaie. Les quelques réformes bienvenues (l'ouverture du marché des télécommunications) ne réussissent pas à masquer le délabrement des infrastructures, la régression de la santé et de l'éducation, le désespoir croissant d'une population qui ne trouve plus de secours qu'auprès des mouvements religieux. La pénurie de carburants - un scandale chez l'un des plus grands producteurs de pétrole du continent - illustre l'incapacité des militaires à relancer la machine. Cet échec économique, qui comporte un risque majeur d'instabilité, préoccupe depuis longtemps les milieux d'affaires. Les incidents qui ont opposé les compagnies pétrolières et les communautés locales, avec ou sans prises d'otages, se sont multipliés tandis que l'assise du régime se réduisait comme une peau de chagrin. Avec la condamnation à mort, à la fin du mois d'avril, du général Oladipo Diya, l'ex-" numéro deux " du régime, et de quatre officiers supérieurs accusés de complot (seize personnes ont été condamnées, dont un journaliste), le général Abacha a perdu le peu de soutien qui lui restait dans l'Ouest, à dominante yoruba, et miné davantage le moral d'une armée déjà fortement éprouvée en 1995 par une première " chasse aux sorcières " . Cependant, la résistance la plus inquiétante pour le régime d'Abuja est venue du Nord. A la fin du mois de février, dix-huit personnalités majoritairement musulmanes et conservatrices - parmi lesquelles cinq anciens ministres d'Abacha - ont adressé une lettre au chef de l'Etat pour le dissuader de se présenter à l'élection présidentielle. Cette lettre n'était que la partie visible d'une campagne de pressions allant dans le même sens, mais menée avec la discrétion qui caractérise le nord du pays. Le général Abacha, que l'on disait gravement atteint d'une cirrhose du foie, a-t-il succombé à la maladie, à une crise cardiaque, comme on le dit officiellement, ou quelqu'un a-t-il " hâté sa mort " ?, comme cela se murmure dans la rue nigériane et dans certaines capitales africaines. Sa soudaine disparition, dans le huis clos impénétrable d'Aso Rock, sa demeure, laisse l'impression d'un train qu'on a stoppé net avant le déraillement. MICHELE MARINGUES Le Monde du 10 juin 1998

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