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Article de presse: Eichmann devant ses juges

Publié le 17/01/2022

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11 avril 1961 - Pour les Israéliens et pour les juifs d'Europe en général, Adolf Eichmann est devenu la personnification des crimes commis contre leur race : Eichmann était le chef de tous les bourreaux, l'homme qui pendant six ans surveilla l'annihilation systématique de leur race partout où s'étendait le régime nazi. Il faut comprendre l'état d'esprit du jeune Etat hébreu, qui se considère comme le fruit des souffrances millénaires du peuple juif : il avait des preuves sûres que le grand criminel était vivant, mais l'indifférence du monde extérieur le dérobait à la main de la justice. D'où la chasse à l'homme qui, après quinze ans, aboutit à une capture spectaculaire pour laquelle furent réunis tous les éléments d'un roman digne de la " série noire ". Avec la complicité du régime péroniste, et surtout de sa police, l'Argentine est devenue après la guerre un paradis pour bon nombre d'importants criminels de guerre. En même temps, l'histoire de la découverte et de l'arrestation d'Eichmann prouve que si dès le début les puissances alliées s'étaient vraiment attelées à la tâche de liquider ce paradis argentin Eichmann et beaucoup d'autres criminels auraient pu être jugés par les tribunaux alliés qui fonctionnaient alors en Allemagne. Enlever Eichmann et le déférer à la justice israélienne fut pour le jeune Etat hébreu la seule action possible. L'histoire de Mengele, ancien médecin du camp d'Auschwitz, que les tribunaux argentins refusent de livrer à l'Allemagne fédérale, montre que les chances étaient nulles d'obtenir l'extradition d'Eichmann en Israël. Si certains actes des agents qui organisèrent l'enlèvement peuvent être considérés comme une violation des lois ou coutumes internationales, ils étaient subordonnés à un impératif majeur : éviter la criante injustice qui aurait consisté à laisser ce criminel vivre impunément. Par le procès de Jérusalem, Israël accomplit d'abord une tâche qui incombait à la communauté internationale. Mais Israël envisage également ce procès sous l'aspect d'un règlement de comptes général entre le peuple juif et l'Allemagne hitlérienne. Les grands alliés ont réglé leurs propres comptes à Nuremberg. Mais l'aspect antisémite des crimes nazis n'était alors qu'un élément secondaire. L'Etat juif n'était pas-évidemment-membre de la coalition anti-hitlérienne. Il n'empêche que Hitler a bien mené une guerre particulière contre les juifs, et c'est maintenant à Israël d'y mettre le point final. En outre, David Ben Gourion, expliquant sa conception du procès, a dit qu'il devait permettre aux jeunes générations de connaître le terrible passé, si proche et déjà si méconnu de jeunes du monde entier et des jeunes Allemands d'abord. Le procès Eichmann doit servir d'avertissement pour l'avenir : le peuple juif n'est plus ce qu'il était. " Il a maintenant une adresse ", comme on aime à le répéter en Israël. Le Conseil de sécurité a été saisi d'une plainte de l'Argentine contre Israël au sujet de l'enlèvement d'Eichmann : rapt d'un homme, violation de la souveraineté d'un pays étranger, refus de soumettre le prisonnier au jugement d'un tribunal international, tels sont les principaux griefs énoncés un peu partout dans le monde. Des professeurs de droit international, des moralistes, des écrivains, des journalistes, s'interrogeaient sur la compétence et la capacité d'Israël à juger Eichmann. Il semble qu'un assassin qui a sur la conscience un ou deux morts provoque plus de haine et de désir de vengeance qu'un assassin qui " travaille " en série : son crime en fait un personnage extraordinaire. Que dire d'un criminel responsable de la mort de six millions d'êtres humains ? Dès le jour où, au Parlement de Jérusalem, David Ben Gourion se leva et lut son communiqué laconique sur la capture d'Eichmann, l'opinion israélienne dut faire face à un problème délicat : depuis longtemps l'Etat juif avait accepté la présomption judiciaire selon laquelle un inculpé dont la culpabilité n'a pas encore été prouvée doit être considéré comme innocent. Mais comment traiter Eichmann d'assassin " présumé " de six millions de juifs ? Le crime n'était-il pas déjà un fait historique bien avant son arrestation ? N'était-il pas établi par des centaines de documents officiels nazis, par des ordres signés de sa propre main ? Au début, le ministre de la justice, Pinhas Rosen, exigea qu'Eichmann fût traité, au moins par la presse israélienne, le Parlement et le gouvernement, comme tout autre criminel qui attend son jugement. Mais l'opinion israélienne se révolta contre cette prétention, justifiée sans doute par des considérations légales, mais difficilement acceptables, pour des raisons psychologiques. Et la presse israélienne traita Eichmann d'assassin ou de bourreau. Autre difficulté : comment assurer la défense de l'accusé ? Un avocat israélien ? Un juif étranger ? La question ne fut même pas posée. Son absurdité était évidente. Il n'y avait d'autre solution que de trouver un avocat allemand. Il fallait en conséquence faire adopter d'abord par le Parlement une loi spéciale, la loi israélienne ne prévoyant pas l'admission d'avocats étrangers. Il fallait ensuite choisir un avocat qui, quoique allemand, n'ait pas été membre du parti nazi. Me Servatius, de Cologne, qui défendit déjà des criminels de guerre nazis-et notamment le gauleiter Sauckel à Nuremberg,-mais qui, lui-même, n'était pas membre du parti, répondait à ces conditions. Tout de suite se posa le problème de ses honoraires. Le gouvernement de Bonn semblait peu décidé à les prendre à sa charge afin de n'être pas soupçonné de protéger Eichmann. Israël n'a finalement eu d'autre choix que de régler lui-même au défenseur une somme de 20000 dollars, malgré le paradoxe qui consiste à faire payer les juifs pour la défense de leur bourreau. PHILIPPE BEN Le Monde du 5-6-7 avril 1961

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