Devoir de Philosophie

Article de presse: Eichmann écoute impassible l'acte d'accusation

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Mémoire 1961 - Le voilà donc cet Adolf Eichmann qui a attiré dans cette salle le monde entier. Il est entré presque à la sauvette dans sa cage de verre, comme surgi du mur par une porte dont on devinait à peine le dessin, confondu avec le mur. Il promène sur le prétoire un regard de tranquille curiosité. Cependant la pâleur du visage et certains jeux des muscles des joues semblent trahir un peu d'inquiétude. Depuis le temps de son arrestation, c'est la première fois qu'il voit d'autres gens que ses gardiens ou ceux qui l'interrogèrent. Il porte un costume neuf sombre qui lui a été remis hier, une chemise blanche également neuve, et une cravate à pois complète cette vêture élégante. Ce qui frappe, c'est la hauteur du front, large et fuyant. Derrière les lunettes, on perçoit mal le regard, et il n'est possible d'y déceler pour l'heure que de l'attention. " Vous être accusé devant ce tribunal par l'acte d'accusation qui comporte quinze points et que je vais vous lire. Cet acte d'accusation vous sera ensuite traduit en allemand ". Eichmann, toujours debout, ne cille pas. La défense ne bronche pas davantage. La lecture commence point par point, suivie après l'exposé de chacun des points en hébreu de sa traduction en allemand. Eichmann garde son immobilité. Aucune réaction ne l'anime à l'énoncé de cette litanie de mots dans laquelle reviennent sans cesse en leitmotiv les mêmes expressions : spoliation, pillage, violences, vol, viol, torture, extermination. Le procès qui retient l'attention du monde est commencé. Depuis ce matin Eichmann s'écoute. Du haut-parleur d'un magnétophone est sorti le son de sa voix. A la demande de l'accusation, le tribunal a accepté d'entendre quelques extraits de ce que l'ancien chef du bureau 4 B 4 au RSHA a confessé au commissaire Less au cours de ses interrogatoires. La salle s'est remplie. Un geste d'un technicien. Et tout s'efface, le décor, les juges. Une voix allemande monte, sourde, lente, avec des accents un peu rauques et traînants. On a l'impression d'une grande fatigue. ça et là un regain de force pour une protestation, une justification. De nouveau elle s'assourdit, bute sur un mot, sombre dans un silence à la recherche des souvenirs, repart. Que dit la voix ? Voici un long extrait. C'est le récit de l'annonce à Eichmann par Heydrich de l'entrée en application de la " solution finale " de la question juive. Ecoutons : " Puis-je dire ce que je sais au pied levé de ce qui s'est passé au début de la guerre germano-russe ? Vers l'automne, Heydrich m'a convoqué. Je me suis présenté. Et m'a dit : le Führer a ordonné la destruction physique des juifs. Il m'a dit cette phrase, et c'était comme s'il voulait vérifier sur moi l'effet de ses paroles. Il a fait une très longue pause. Aujourd'hui encore je m'en souviens. Sur le moment, je n'ai pas compris, car il veillait à bien choisir ses mots. Ce n'est qu'après que j'ai compris, mais je n'ai rien répondu, car je n'avais vraiment jamais pensé à une telle chose. Je n'avais plus de voix. Tout mon travail, tous mes efforts, tout cela disparaissait. C'était comme si on m'avait retiré l'air pour respirer ". Sur le magnétophone, la bobine continue de se dévider sans hâte. La voix parle toujours. Elle raconte maintenant l'horreur. C'est Eichmann, témoin des massacres et donnant son témoignage. Las, précis, apparemment total : une suite de mots extraordinaires par le ton sur lequel ils sont dits, par le lieu où ils sont aujourd'hui entendus. " J'étais trop bouleversé... " Heydrich, sans désemparer, lui a donné l'ordre de se rendre dans la région de Lublin, pour voir les réalisations décidées. " Il m'a dit que là-bas on utilisait les tranchées antichars des Russes pour ensevelir les juifs et que je devais voir où en était le travail. Je me suis donc rendu à Lublin, où je me suis présenté à Globotnik. Je lui ai répété les paroles que je vous ai dites, prononcées par Heydrich. Globotnik a appelé un lieutenant que je ne connaissais pas et nous sommes partis dans les environs. Je ne sais plus le nom de l'endroit. C'était peut-être Treblinka ou un autre nom. On pourra l'établir car il y a d'autres témoins, Je ne suis pas le seul à avoir vu ces choses. Il y avait une forêt...( La voix hésite, puis repart.) Oui, une forêt. Il passait là une route. Je m'en souviens... Au bord, il y avait des maisons ordinaires dont on fermait les issues. Un lieutenant de la police de l'ordre nous a accueillis. Il avait les manches retroussées et paraissait participer lui-même au travail. Je m'en souviens encore. Cet homme avait une voix très ordinaire, vraiment. Il buvait peut-être, et il m'a expliqué ce qui se faisait : toutes ces maisons devaient être hermétiquement fermées car, dans ces maison, on allait entasser des juifs pour les asphyxier par émanations d'un moteur Diesel ". Ainsi il savait. Ainsi il a vu, non pas une fois, mais très souvent, la réalité de son action. Il ne le cache pas. Ces bandes magnétiques qui se déroulent accablent la salle. De temps en temps la voix du commissaire Less intervient pour rompre le monologue, chercher une précision. Voici Eichmann racontant une extermination à Kuln. " j'ai vu une pièce à peu près cinq fois grande comme ici. Il y avait des juifs. Ils devaient se déshabiller. Un camion arrivait ensuite à la porte. Les juifs devaient y monter. On fermait le camion, qui se mettait à rouler. Je n'ai pas regardé tout le temps, cela me suffisait. J'étais trop bouleversé. Je l'ai dit à Muller en rentrant. Il n'a pas dû tirer un grand profit de mon rapport ". Et encore ceci : " J'ai suivi un des camions. Il se rendait à une tranchée. On a ouvert pour vider. C'était comme si les corps étaient encore vivants tellement ils étaient souples. Je vois encore un civil enlever les dents en or avec des tenailles. Je suis retourné à ma voiture sans dire un mot. J'étais fini. Je me souviens qu'un médecin m'a dit de venir regarder l'intérieur d'un camion par un hublot. Je ne pouvais pas. Je voulais m'en aller ". La voix monte, presque un cri affolé : " Terrible, je vous dis, l'enfer. Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas (Ich kann das nicht) ". D'autres bandes encore, aussi terribles. Eichmann parle d'Auschwitz, des crématoires rougis. Et toujours en leitmotiv : " C'était le plus terrible. C'est la chose la plus horrible que j'aie vue ". Dans sa cage de verre, il subit. " L'inobéissance? Qu'aurait-elle pu apporter ? A qui aurait-elle profité? Néanmoins, je le sais, je ne pourrais pas plaider ici que je suis innocent. Mais cela n'a certainement plus aucune signification aujourd'hui. Je recevais des ordres ceux qui ont pris l'initiative, qui ont organisé, donné des ordres, veillé à leur exécution, ont échappé à leur responsabilité en se suicidant. D'autres, qui faisaient partie de ces mêmes cercles dirigeants, se sont enfuis, et on ne les trouve plus. Bien que mes mains soient propres, qu'elles n'aient pas versé le sang, on me condamnera comme complice d'assassinat. Quoi qu'il en soit, je suis prêt à expier aujourd'hui tous ces horribles forfaits. Je sais que je suis passible de la peine de mort. Je ne demanderai pas de pitié, car je ne la mérite pas. Et si cela doit signifier que je dois expier de manière suprême, je suis prêt à me faire pendre en public pour que tous les antisémites du monde puissent me voir. Mais, tout d'abord, permettez-moi d'écrire encore un livre sur tous ces horribles événements afin qu'il serve d'avertissement à la jeunesse d'aujourd'hui et à celle qui viendra. Alors je serai prêt à terminer ma vie sur cette terre... ". Voilà ce qu'a livré mercredi la voix d'Adolf Eichmann au procès de Jérusalem, qui, d'un seul coup, a pris toute son ampleur. Ce n'était pas Eichmann présent, figé dans son habitacle de verre, qui parlait, mais celui qui, il y a plusieurs mois encore, sous le choc de la capture après quinze ans d'errance, répondait au commissaire Less. Et, devant ses juges, il écoutait comme nous l'écoutions, mais du moins, lui, savait la signification profonde des mots qui furent les siens. Le magnétophone déroulait calmement ses bandes, livrant publiquement ce qui n'est qu'une mince anthologie d'une confession qui occupa plus de cent heures et représente un texte de près de quatre mille pages. Mais déjà cette citation résume tout. Eichmann ne se sent pas coupable il se résigne à être proclamé tel. Et il ne parvient pas à se dégager de cette contradiction fondamentale. Nous saurons seulement plus tard par lui ou par son avocat ses sentiments actuels sur cette interminable explication où l'horrible côtoie le banal. Dans le temps où il la livra, il semble en tout cas l'avoir sincèrement désirée. A maintes reprises intervient la voix du commissaire attirant l'attention de l'homme sur l'importance des paroles prononcées, offrant la possibilité du silence. Chaque fois la voix d'Eichmann repousse l'invite, demande à parler encore, encore... et elle repart lourde, coupée de silences, d'hésitations, empreinte d'une obsédante lassitude. Recherche d'un homme ? Psychanalyse d'un nazi ? A coup sûr Eichmann par lui-même. Il lui fut demandé par exemple combien de juifs il envoya à Auschwitz. La réponse est celle d'un homme qui se dérobe, d'un accusé banal : " Monsieur le commissaire, il faudrait avoir les bordereaux d'expédition. Ce n'était pas moi qui établissais ces bordereaux ni qui convoquais les conférences où on les établissait ". Puis, comme le commissaire insiste et veut savoir combien de juifs ont été gazés, la réponse change du tout au tout et aboutit au plus inattendu : " Si nous devons parler chiffres, un million, ou quatre millions, ou cent, du point de vue du principe, n'est-ce pas la même chose ? ". Pourtant il a visité des camps, des lieux de massacre. Il a vu ce qui se passait et comment cela se passait. On l'envoyait pour qu'il établisse des rapports confirmant la bonne marche des opérations. Alors il se présente chancelant, faible comme une fillette, livide, la nausée au coeur. De tels passages ont quelque chose d'hallucinant. On y sent une morbide complaisance à livrer l'horreur. Le voilà en visite à Auschwitz : " Je ne m'intéressais qu'au quartier général. Je n'ai jamais pénétré plus loin. Je ne l'ai jamais demandé. J'ai vu de grands bâtiments qui ressemblaient presque à des usines. Et Hoess (le commandant) m'a dit : " Oui, ici la capacité est de dix mille. " Il se passait quelque chose juste à ce moment. On séparait ceux qui étaient aptes et ceux qui soi-disant n'étaient pas aptes. Je n'ai pas regardé la mise à mort par les gardes. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas. Je me serais certainement effondré ". Et encore : " Hoess m'a encore amené au bord d'une grande fosse. Je ne peux pas dire quelles étaient ses dimensions. Peut-être 150 ou 180 mètres. Il y avait une immense grille sur laquelle brûlaient des cadavres. Et alors je me suis senti mal, je me suis senti mal. Je l'ai écrit dans mon rapport ". JEAN-MARC THEOLLEYRE Le Monde du 12 avril 1961

« rompre le monologue, chercher une précision. Voici Eichmann racontant une extermination à Kuln.

" j'ai vu une pièce à peu près cinq fois grande comme ici.

Il y avait desjuifs.

Ils devaient se déshabiller.

Un camion arrivait ensuite à la porte.

Les juifs devaient y monter.

On fermait le camion, qui semettait à rouler.

Je n'ai pas regardé tout le temps, cela me suffisait.

J'étais trop bouleversé.

Je l'ai dit à Muller en rentrant.

Il n'apas dû tirer un grand profit de mon rapport ". Et encore ceci : " J'ai suivi un des camions.

Il se rendait à une tranchée.

On a ouvert pour vider.

C'était comme si les corpsétaient encore vivants tellement ils étaient souples.

Je vois encore un civil enlever les dents en or avec des tenailles.

Je suisretourné à ma voiture sans dire un mot.

J'étais fini.

Je me souviens qu'un médecin m'a dit de venir regarder l'intérieur d'un camionpar un hublot.

Je ne pouvais pas.

Je voulais m'en aller ". La voix monte, presque un cri affolé : " Terrible, je vous dis, l'enfer.

Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas (Ich kann das nicht) ". D'autres bandes encore, aussi terribles.

Eichmann parle d'Auschwitz, des crématoires rougis.

Et toujours en leitmotiv : " C'étaitle plus terrible.

C'est la chose la plus horrible que j'aie vue ". Dans sa cage de verre, il subit.

" L'inobéissance? Qu'aurait-elle pu apporter ? A qui aurait-elle profité? Néanmoins, je le sais, jene pourrais pas plaider ici que je suis innocent.

Mais cela n'a certainement plus aucune signification aujourd'hui.

Je recevais desordres ceux qui ont pris l'initiative, qui ont organisé, donné des ordres, veillé à leur exécution, ont échappé à leur responsabilitéen se suicidant.

D'autres, qui faisaient partie de ces mêmes cercles dirigeants, se sont enfuis, et on ne les trouve plus.

Bien quemes mains soient propres, qu'elles n'aient pas versé le sang, on me condamnera comme complice d'assassinat.

Quoi qu'il en soit,je suis prêt à expier aujourd'hui tous ces horribles forfaits.

Je sais que je suis passible de la peine de mort.

Je ne demanderai pasde pitié, car je ne la mérite pas.

Et si cela doit signifier que je dois expier de manière suprême, je suis prêt à me faire pendre enpublic pour que tous les antisémites du monde puissent me voir.

Mais, tout d'abord, permettez-moi d'écrire encore un livre surtous ces horribles événements afin qu'il serve d'avertissement à la jeunesse d'aujourd'hui et à celle qui viendra.

Alors je serai prêtà terminer ma vie sur cette terre...

". Voilà ce qu'a livré mercredi la voix d'Adolf Eichmann au procès de Jérusalem, qui, d'un seul coup, a pris toute son ampleur.

Cen'était pas Eichmann présent, figé dans son habitacle de verre, qui parlait, mais celui qui, il y a plusieurs mois encore, sous le chocde la capture après quinze ans d'errance, répondait au commissaire Less.

Et, devant ses juges, il écoutait comme nousl'écoutions, mais du moins, lui, savait la signification profonde des mots qui furent les siens. Le magnétophone déroulait calmement ses bandes, livrant publiquement ce qui n'est qu'une mince anthologie d'une confessionqui occupa plus de cent heures et représente un texte de près de quatre mille pages. Mais déjà cette citation résume tout.

Eichmann ne se sent pas coupable il se résigne à être proclamé tel.

Et il ne parvient pas àse dégager de cette contradiction fondamentale. Nous saurons seulement plus tard par lui ou par son avocat ses sentiments actuels sur cette interminable explication où l'horriblecôtoie le banal. Dans le temps où il la livra, il semble en tout cas l'avoir sincèrement désirée.

A maintes reprises intervient la voix ducommissaire attirant l'attention de l'homme sur l'importance des paroles prononcées, offrant la possibilité du silence.

Chaque foisla voix d'Eichmann repousse l'invite, demande à parler encore, encore...

et elle repart lourde, coupée de silences, d'hésitations,empreinte d'une obsédante lassitude.

Recherche d'un homme ? Psychanalyse d'un nazi ? A coup sûr Eichmann par lui-même. Il lui fut demandé par exemple combien de juifs il envoya à Auschwitz.

La réponse est celle d'un homme qui se dérobe, d'unaccusé banal : " Monsieur le commissaire, il faudrait avoir les bordereaux d'expédition.

Ce n'était pas moi qui établissais cesbordereaux ni qui convoquais les conférences où on les établissait ". Puis, comme le commissaire insiste et veut savoir combien de juifs ont été gazés, la réponse change du tout au tout et aboutit auplus inattendu : " Si nous devons parler chiffres, un million, ou quatre millions, ou cent, du point de vue du principe, n'est-ce pas lamême chose ? ". Pourtant il a visité des camps, des lieux de massacre.

Il a vu ce qui se passait et comment cela se passait.

On l'envoyait pourqu'il établisse des rapports confirmant la bonne marche des opérations.

Alors il se présente chancelant, faible comme une fillette,livide, la nausée au coeur.

De tels passages ont quelque chose d'hallucinant.

On y sent une morbide complaisance à livrerl'horreur.

Le voilà en visite à Auschwitz : " Je ne m'intéressais qu'au quartier général.

Je n'ai jamais pénétré plus loin.

Je ne l'ai. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles