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Article de presse: Henri Matisse, le maître du vingtième siècle

Publié le 17/01/2022

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3 novembre 1954 - On n'accusera pas le vingtième siècle d'avoir méconnu les siens : le maître de Vence nous quitte en pleine gloire. L'inauguration de la chapelle des dominicains, dont Matisse avait entrepris, dans sa quatre-vingtième année-en 1949,-la décoration, et dont il avait voulu avoir seul la responsabilité, a retenu l'attention du monde entier il y a trois ans. Le Musée d'art moderne de New-York se préoccupe depuis longtemps d'une immense rétrospective, qui ne sera, hélas! finalement que le premier grand Requiem à la gloire du maître français. Et cette prodigieuse notoriété est bien antérieure à la guerre : déjà, en 1931, les musées américains célébraient l'oeuvre de Matisse et Barnes lui commandait la fameuse décoration du musée de Mérion, qui restera, avec Vence, sa grande composition monumentale. L'avenir le comparera sans doute à Manet et n'oubliera pas que le Salon d'automne de 1905, où Matisse présentait Luxe, calme et volupté, et qui vit la consécration houleuse du fauvisme, s'ouvrait sur une rétrospective de Manet. Ce que celui-ci fut en 1875, Matisse le fut en somme en 1910; ni l'un ni l'autre n'avaient le goût de jouer les artistes maudits, ils brûlaient seulement de s'adresser à leur temps, de lui apporter, fût-ce en le brusquant un peu, une peinture directe, précise, condensant sans équivoque toute l'élégance et l'énergie de la modernité, au sens de Baudelaire, un art exact et sans imagination, le bonheur possible à une culture éprise de pureté et parfaitement agnostique. Ses débuts furent patients, presque timides. En 1895, c'était l'atelier de Gustave Moreau, l'amitié de Marquet, de Rouault, de Manguin, les copies des maîtres; en 1898, le voyage en Corse et en Provence, qui le jette du côté des novateurs Cézanne et Gauguin; en 1902, l'exposition, avec Marquet, chez Berthe-Weill, et bientôt les batailles du Salon d'automne. Il fonde une académie, à l'ancien couvent des Oiseaux, et porte son atelier boulevard des Invalides, premier noyau de l'école de Paris. Un remarquable article de la Grande Revue (1908) montre en lui le plus lucide des novateurs. Après une longue étude des valeurs, une recherche de simplification dans les gris, une expérience pointilliste, Matisse, sous le coup de la grande Exposition des arts orientaux (1903), travaille, " tous les moyens tendus à rompre ", à une peinture intense, fondée sur les dissonances des verts et des rouges, dure et riche en tons froids : Portrait à la raie verte, la Gitane, où la composition atteint à une densité qu'on n'avait peut-être plus vue depuis Byzance. Des voyages au Maroc de 1911 à 1913 lui inspirent d'étonnantes simplifications chromatiques, et bientôt un effort de mise en ordre par la projection plane. Zorah (à Moscou) et Marocains en prière, la Grande Nature morte aux aubergines (Grenoble), c'est une série de chefs-d'oeuvre d'un esprit étourdissant, d'un arrachement toujours plus fort. On s'aperçoit alors que ce révolutionnaire a la rigueur, la retenue, le calcul d'un classique et le génie des sacrifices : " Tout ce qui n'a pas d'utilité dans le tableau est par là même invisible. " Personne n'a su, comme Matisse, réduire l'oeuvre peint, figure ou paysage, à l'essentiel, tantôt par l'armature impeccable des gris et des noirs, comme dans l'Atelier (à la Duncan Philips Gallery à Washington), tantôt par l'équilibre des champs de couleur saturés. De 1920 à 1930 naissent ainsi des Odalisques innombrables, soeurs de l' " esclave aux longs yeux, chargée de molles chaînes ", qui traverse le songe intellectuel du poète, sans sécheresse ni volupté, linéaires et ornées, d'une liberté qui est toujours au bord du tour de force et qu'il est toujours périlleux d'imiter, on l'a bien vu depuis. A partir des Poésies de Mallarmé (1932), la typographie et l'illustration intéressent de plus en plus Matisse : la Religieuse portugaise, aux grandes figures de fusain, et Jazz, en 1948, traité en papiers de couleur découpés, confirment la puissance de son style, déjà affirmée par d'innombrables dessins, par les multiples variantes de ses toiles, car Matisse ne rature pas, il recommence. Les séries auxquelles il s'est ainsi attaché en jouant par exemple sur les cernes, ou inversement sur les blancs, dans ses figures un peu monotones et abstraites de jeunes femmes, ont toujours été des expériences techniques décisives. Ce maître à lunettes d'or, à la courte barbe, et à qui l'on trouvait dès 1905 l'air d'un professeur, semble avoir possédé un étonnant balancier intérieur où l'intellect et la sensation se renvoyaient sans fin l'un à l'autre le problème de l'oeuvre d'art aussi utilement que chez Valéry. Et ce mouvement d'un esprit réceptif à toutes les secousses de l'art européen, à toutes les formes de l'art du monde, a profondément agi sur le cours de la peinture du vingtième siècle, même si l'on n'a pas toujours assez senti l'ascèse et le travail sous l'apparente désinvolture. La mort de Matisse, c'est la fin d'un long règne sous lequel il s'est passé tant de choses qu'il n'a plus aujourd'hui ni adversaires convaincus ni héritiers légitimes.

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