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Article de presse: La double ambition de l'eurocommunisme

Publié le 17/01/2022

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3 mars 1977 - Mars 1977 sera-t-il le mois de l'eurocommunisme? Il y a plus d'un an que le phénomène complexe et, par certains côtés, fuyant du communisme " différent ", du communisme " made in the West ", occupe les premières pages des journaux, et suscite autant d'appréhensions que d'espoirs au sein des gouvernements de la zone atlantique comme de la zone soviétique. Mais le sommet à trois de Madrid-dont la tenue est confirmée pour le 2 mars-sera une nouveauté absolue. Pour le première fois réunis, Enrico Berlinguer, Santiago Carrillo et Georges Marchais donneront une évidence physique au fait qu'il existe une position commune, une voie commune vers le socialisme, propre aux trois principaux partis communistes de l'Europe occidentale. L'eurocommunisme est né et il s'est développé autour du Parti communiste italien: sommet italo-espagnol de Livourne en juillet 1975, sommet italo-français de Rome quatre mois plus tard, meeting commun Berlinguer-Marchais à Paris en juin 1976, manifestation italo-espagnole à Rome en septembre de la même année, pour la première réunion publique (bien qu'à l'étranger) du PCE. Il manquait une réunion à trois, qui serait en un certain sens la conclusion d'un cycle: c'est le projet de Madrid. Le mot d'eurocommunisme, d'origine journalistique, longtemps ignoré par les dirigeants communistes, a été prononcé pour la première fois à un niveau politique par Enrico Berlinguer au cours de la seconde des manifestations italo-françaises que l'on vient de rappeler, c'est-à-dire lors du meeting commun de la porte de Pantin. Georges Marchais continua de l'ignorer, et Santiago Carrillo lui-même, au cours de la réunion plénière des communistes européens à Berlin-Est, le jugera limitatif parce qu'il indique une zone géographique plutôt qu'un modèle de construction du socialisme (ainsi, dans ce sens plus large, pourrait-il englober le PC japonais lui-même). Mais désormais ce mot vit avec une force qui lui est propre, indiquant tout à la fois une zone et un modèle: c'est la plus grande nouveauté du monde communiste depuis la condamnation de Tito et le schisme chinois. Est-elle également solide? Peut-elle provoquer des conséquences aussi importantes? A la veille de la rencontre prévue à Madrid, on peut faire les observations suivantes. Certains caractères distinctifs de la nouvelle doctrine sont désormais assurés: engagement à la construction du socialisme dans la liberté, avec une pluralité de partis, dans le respect de l'alternance de forces diverses au pouvoir; refus d'un parti-guide et d'un Etat-guide, et refus également, pour l'Occident, du modèle général de la révolution soviétique; dénonciation systématique, enfin, de toute manifestation antilibérale caractérisée aussi bien en URSS que dans les pays satellites. L'Italie, l'Espagne et la France sont arrivées à ce point d'évolution par des voies autonomes, et sur la base d'expériences différentes. Le PCI s'est fondé sur une tradition politique et culturelle qui remonte à Gramsci (la révolution au moyen d'une lente conquête de l'hégémonie, qui doit être obtenue par un consensus), une tradition qui a survécu à la longue nuit stalinienne. Le PCE, sorti détruit de la guerre civile d'Espagne, a élaboré à nouveau une stratégie et une idéologie en se reconstituant. Le PCF, demeuré orthodoxe et même stalinien alors que les deux autres ne l'étaient plus depuis longtemps, s'est aligné, avec un changement de cap sensationnel, massif et " guidé " tout autant que l'avait été l'orthodoxie. Mais, avec des modalités et des rythmes différents, les trois partis ont tenu compte de deux réalités objectives: la crise du mythe soviétique, à partir du XXe congrès, et la complexité des sociétés occidentales, qui rend pratiquement irréalisable la révolution de type classique. Des questions en suspens Bien des questions restent toutefois en suspens, et notamment les rapports avec le passé, c'est-à-dire l'absence d'une autocritique sérieuse. En d'autres termes, la prétention des trois partis à avoir toujours agi de la seule façon rendue possible par les circonstances historiques est suspecte, ce qui, inévitablement, jette quelques ombres, sinon sur la sincérité, du moins sur l'ampleur des changements actuels. Le " centralisme démocratique ", c'est-à-dire la persistance d'une organisation interne du parti qui empêche la constitution d'une opposition, reste un problème. Les difficultés, voire le refus de passer de la critique de phénomènes antilibéraux particuliers des régimes de l'Est à une discussion ouverte et généralisée, sont là. Sur ce dernier point, le PCE va toutefois plus loin que les autres: selon Santiago Carrillo, l'URSS n'est pas un pays socialiste, mais " une dictature d'une couche du pays sur l'ensemble du pays ", appréciation que Enrico Berlinguer a jugée, pour sa part, " sommaire ". Les trois partis (auxquels le parti portugais de Alvaro Cunhal, malgré un assouplissement de sa ligne, continue de ne pas s'associer) ont en tout cas une double ambition: d'une part, provoquer une transformation substantielle, dans un sens socialiste, de leurs pays respectifs d'Europe occidentale; de l'autre, représenter un point de référence politique et culturel toujours plus important pour les pays de l'Est qui supportent mal la règle du communisme " bureaucratique ". Cela crée naturellement, pour des raisons différentes, des espoirs et des inquiétudes, tant à Washington qu'à Moscou. ALDO RIZZO Le Monde du 1er mars 1977

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