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Article de presse: La famine nord-coréenne et la faillite du "kimilsungisme"

Publié le 22/02/2012

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- La nature a certes joué son rôle dans la dramatique pénurie alimentaire que traverse aujourd'hui la Corée du Nord. Mais la raison profonde de ce drame de la péninsule est à chercher ailleurs : elle réside dans le système lui-même. Les inondations des deux dernières années ont en fait porté le coup de grâce à une économie en banqueroute. Le dernier régime stalinien de la planète a beau avoir "déclaré la guerre" à la famine en décidant d'envoyer l'armée aux champs pour aider les paysans à réaliser la "grande récolte de l'année", il est improbable que la solidarité paysans-soldats renverse la situation. Même si la Corée du Nord, désormais au bout de ses réserves alimentaires et dépendante d'une aide internationale plus nécessaire que jamais, passe l'été sans que la pénurie ait des conséquences encore plus dramatiques, le pays ne sera pas sorti de sa peine. Car ce n'est pas une guerre ou l'effondrement d'un régime qui a mis la Corée du Nord au bord de la famine mais un système : celui qui tua des millions de Soviétiques au cours de la collectivisation des terres sous Staline et 30 millions de Chinois au cours du Grand Bond en avant (1959-1960) de Mao. La République populaire démocratique de Corée (RPDC) connut, certes, une période de croissance supérieure à celle de Sud dans les années 60 et 70. Le pays de Kim Il-sung fut la grande utopie patriotique de nombre de Coréens du Japon qui, par dizaine de milliers, affluèrent vers cette "terre promise". Non seulement l'utopie s'est effondrée, mais le système n'a pas résisté à l'effondrement de l'URSS et aux évolutions de la Chine de Deng. Dépendante pendant de nombreuses années du soutien des deux grands pays frères pour son commerce, ses approvisionnements en matières premières et en produits agricoles, des aides techniques et des facilités financières, l'économie de la RPDC a commencé à régresser au début de la décennie. Au cours des sept dernières années, elle a enregistré une croissance négative : en dépit de trois ans de "rallonge", les objectifs du plan septennal 1987-1993 n'ont pas été atteints et, faute d'énergie, les usines tournent aujourd'hui à 30 % de leur capacité. Toute la question pour la communauté internationale est de savoir si, convaincue à juste titre de la responsabilité qui revient au régime dans la crise alimentaire, elle peut laisser une population s'acheminer inexorablement vers la famine. Les inondations ont assurément été catastrophiques mais elles l'ont été d'autant plus que l'agriculture était déjà dans un état précaire. Les conditions climatiques (rigueur des hivers, fortes précipitations) et géographiques (les montagnes couvrent les trois quarts du pays) ne favorisent certes pas le pays : les terres arables n'y représentent guère plus de 16 % de la superficie du pays. Du temps de l'unité de la péninsule (divisée depuis 1945), c'était le Sud qui était le grenier à riz. Surtout, le système collectiviste n'est pas le plus approprié pour pallier ces désavantages. Kim Il-sung a procédé à une réforme agraire dès 1946, deux ans avant la création de la RPDC. Une décennie plus tard, toute la paysannerie était organisée en fermes coopératives. Au début des années 60, conformément aux "thèses sur la politique agricole socialiste" du Grand Leader fut lancé un mouvement d'étatisation des terres. Mais, en raison de la résistance des paysans, 10 % seulement des coopératives sont aujourd'hui devenues des fermes d'Etat. Selon les experts agricoles sud-coréens et japonais, l'agriculture nord-coréenne présente de nombreuses faiblesses. Elle souffre d'abord d'une mécanisation peu développée et à l'inverse d'un travail humain encore très intensif. En temps normal, les campagnes nord-coréennes témoignent d'un impressionnant travail de l'homme compte tenu des outils dont il dispose : la charrue attelée à une bête de trait. En dépit d'efforts récents, beaucoup de terres cultivées se trouvant à flanc de montagne, la productivité reste faible. Cette basse productivité résulte aussi de l'épuisement des terres par un repiquage trop dense du riz et, pour les autres cultures, d'une absence d'alternance des cultures. Au Japon, 1 hectare donne 5 tonnes de riz, en Corée du Nord à peine 1,5 tonne. L'agriculture coréenne est ensuite handicapée par un dramatique manque d'engrais et de pesticides. Le pays ne dispose pas d'usines modernes de produits chimiques. Ceux-ci sont fabriqués dans des ateliers régionaux ou dans les usines de l'armée. Ce n'est que ces dernières années que la RPDC est venue à bout des dégâts provoqués par les insectes. Avec la pénurie d'énergie et de matières premières, la production d'engrais et de pesticides a chuté, tombant de 3 à 1 million de tonnes. Deux dilemmes Elle est victime enfin d'une absence d'incitation à la production. Les paysans ne travaillent que pour réaliser leurs quotas, toujours trop ambitieux, fixés par l'administration du Plan. Afin d'éviter les sanctions, ils n'hésitent pas à soudoyer les responsables. A la suite de sa visite en Chine en 1987, Kim Il-sung introduisit un système d'unité de production agricole familiale assortie de primes si les objectifs étaient atteints. Les paysans préfèrent en fait consacrer leur temps à la culture de leur petit lopin de terre (une centaine de mètres carrés par famille), dont ils vendent les produits sur les marchés libres devenus quotidiens au début des années 80. Même les céréales sont apparues désormais sur ces marchés qui forment le coeur d'une économie secondaire, économie qui se substitue progressivement à l'économie étatique paralysée. La crise alimentaire nord-coréenne conduit à deux dilemmes, l'un est posé au régime, l'autre à la communauté internationale. Dans les deux cas, la population y apparaît comme l'otage. Contrairement aux dirigeants chinois qui ont procédé à des réformes avant qu'une économie de marché se mette sauvagement en place, leurs homologues nord-coréens sont contraints de tolérer le développement d'un marché libre pour ne pas affamer davantage la population, mais sans, pour autant, s'engager sur la voie des réformes. Leur seule concession a été d'entamer le dogme de l'autosuffisance en demandant l'aide internationale. Or l'ouverture aux investissements étrangers et une décollectivisation des terres sont les seules chances de dégager le pays de l'ornière. De telles réformes risquent de condamner le régime en sortant la population de son ignorance des réalités du reste du monde et d'encourager ainsi des comparaisons qui ne seront guère à l'avantage du "kimilsungisme". Pour la communauté internationale, le dilemme est d'ordre moral. L'aide humanitaire à la Corée du Nord est actuellement l'enjeu d'un marchandage politique, Washington et Séoul cherchant à l'utiliser comme un levier pour amener Pyongyang à la table de négociation quadripartite (Chine, deux Corées et Etats-Unis) afin de mettre en place un système de stabilisation de la péninsule se substituant à l'accord d'armistice de 1953. L'aide humanitaire fournie au compte-gouttes maintient la population nord-coréenne la tête hors de l'eau, tout en tenant la dragée haute au régime. Combien de temps ce jeu cynique d'un régime aux abois et des stratèges menant froidement une partie d'échecs diplomatique pourra-t-il se poursuivre sans qu'une population en paie cruellement le prix ? PHILIPPE PONS Le Monde du 31 mai 1997

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