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Article de presse: L'amère vérité

Publié le 17/01/2022

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29 mai 1958 - Incapable de vivre décemment, la IVe République n'aura pas su mourir en beauté. Pourtant, les dernières séances de l'Assemblée nationale n'ont pas manqué d'une certaine dignité. A la tête du gouvernement, un homme respectable, qui, en termes nobles, paraît faire face à l'adversité. Au Parlement, une majorité apparemment résolue à le soutenir jusqu'au bout pour sauver les institutions et les libertés que menace l'insurrection. Dans le pays, un peuple que ne tente guère l'aventure et qui vaque paisiblement à ses occupations habituelles. Serait-ce l'heure du suprême effort ? Du sursaut décisif ? Non, une dernière fiction, un dernier mensonge, s'ajoutent seulement à tous les autres. Pour galvaniser les forces du régime, pour entraîner l'opinion, gagner la bataille ou la perdre en forçant l'admiration, il eût fallu que M. Pflimlin eût le terrible courage de dénoncer les mensonges passés, d'en finir avec toutes les équivoques et tous les faux-semblants, d'appeler par son nom l'insurrection d'Alger tout en découvrant ses véritables causes : un complot préparé de longue main et l'exaspération naturelle d'une armée livrée à elle-même, investie en fait de tous les pouvoirs par la démission progressive des autorités civiles, chargée des tâches les plus hétéroclites, tenue pour responsable de toutes les fautes et de tous les échecs. Il eût fallu aussi ne pas ignorer le prodigieux désintéressement de tout un peuple, l'arracher à cette indifférence, à ce mépris tranquille plus grave que la colère. Sans doute était-il trop tard et impossible de rompre si brutalement avec des habitudes invétérées. Ce qui a été défendu cette nuit au Parlement, ce sont les formes de la légalité beaucoup plus que la légalité elle-même. Ultime mensonge! La légalité exigeait qu'un gouvernement légitime, disposant, avec ou sans les communistes, d'une confortable majorité, s'applique résolument à gouverner. S'il ne le peut pas, s'il est sans moyens d'action sur l'armée et sur le pays, pendant que la sédition fait tache d'huile, si " le pouvoir-comme nous le redoutions déjà il y a dix ans-n'est plus pour les parlementaires qu'une sorte de machine infernale abandonnée au centre d'un cercle de peur " (1), il eût été plus grand de le reconnaître. Tel semble bien être aujourd'hui la vérité. Une force existe : l'armée, largement engagée sur la voie de la sédition, travaillée par des éléments troubles qui s'efforcent de la noyauter et de l'utiliser à leurs propres fins. Une autorité morale aussi : celle du dissident de 1940, du libérateur de 1944, plus enclin, au fond, à fixer ses traits pour l'histoire qu'à se compromettre dans l'événement et à se salir franchement les mains. Au Parlement, une droite qui n'a cessé de torpiller les gouvernements, de discréditer un peu plus le régime, et favorise finalement de tout son pouvoir un coup d'Etat militaire. Au centre, des partis hantés par le souvenir du 10 juillet 1940, prêts à brandir jusqu'à l'absurde le drapeau de la légalité républicaine. A gauche, une poussière d'hommes qui ne peuvent défendre " les libertés sacrées de la nation " qu'en s'unissant aux communistes, dont nul n'ignore ce qu'ils en feraient. Un peuple enfin qui ne réagit plus guère aux mots d'ordre d'où qu'ils viennent, redoute l'aventure sous toutes ses formes et s'abandonne au destin en vivant provisoirement, comme si de rien n'était. Si cette analyse est exacte, les conclusions sont claires. Il est absurde de revendiquer les plus hautes responsabilités et d'organiser en fait la " carence du pouvoir " sous le masque de la légalité, d'appeler de Gaulle pour l'obliger ensuite à se retirer ou à se présenter en général factieux, d'abandonner, sous couleur d'obstination romaine, l'initiative à l'armée et à son noyau le plus dur, les paras, d'accroître ainsi à plus ou moins court terme les chances de la guerre civile. Aujourd'hui, dans l'immédiat, quelque réserve que l'on puisse faire pour le présent, et plus encore pour l'avenir, le général de Gaulle apparaît comme le moindre mal, la moins mauvaise chance. La IVe République meurt beaucoup moins des coups qui lui sont portés que de son inaptitude à vivre. Comme en 1940, les Français auront tout loisir de le déplorer. Qu'ils se consolent en pensant que la vie, elle, ne s'arrête pas pour si peu et qu'ils finiront bien tôt ou tard par tirer les leçons de l'expérience cruelle où ils sont engagés. SIRIUS Le Monde du 29 mai 1958

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