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Article de presse: Les Etats-Unis s'interrogent sur leur politique d'intégration raciale

Publié le 17/01/2022

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- C'est, comme le dit le président Clinton, " une tâche ancienne et inachevée ", qui revient régulièrement torturer l'Amérique : malgré tous les progrès accomplis depuis les jours fiévreux de Little Rock, lorsque neuf lycéens noirs ne durent qu'à la force des baïonnettes leur intégration dans un collège blanc, l'égalité raciale reste un chantier imparfait auquel intellectuels, magistrats et politiciens n'en finissent pas de s'atteler. La législation contre la discrimination raciale est encore utilisée quotidiennement devant les tribunaux, et la question de la déségrégation ou de la reségrégation redevient d'actualité. Mais c'est l'" affirmative action ", ou " action positive ", instrument essentiel de la lutte contre les inégalités raciales depuis trois décennies, qui soulève aujourd'hui les débats les plus profonds. Introduite par le président Johnson pour tenter de remédier aux discriminations historiques dont était victime la minorité noire en accordant aux membres de cette minorité, sous certaines conditions, une priorité dans l'emploi et l'éducation, elle n'a pas été épargnée par les grandes remises en cause des années 90. L'année 1997 se révèle une année charnière pour l'affirmative action, sérieusement contestée par les tenants d'un retour à la responsabilité individuelle. Comme souvent dans les phénomènes sociaux aux Etats-Unis, c'est de Californie, l'Etat le plus ethniquement divers, que viennent les plus forts coups de butoir. Après neuf mois de bataille devant les tribunaux, la " proposition 209 ", adoptée en novembre 1996 par référendum par les électeurs californiens, est entrée en vigueur il y a trois semaines. Pour la première fois dans un Etat américain, une loi abolit donc les préférences raciales à l'embauche dans les emplois d'Etat, dans l'attribution des contrats d'Etat et dans l'éducation publique. Il est, bien sûr, encore trop tôt pour juger des effets de cette mesure qui ne devrait pas être pleinement appliquée avant quelques années tant les implications juridiques en sont complexes, mais le coup d'envoi est donné, rendant presque dérisoire les protestations du révérend Jesse Jackson qui, à la tête d'une marche sur le Golden Gate Bridge de San Francisco le jour de l'entrée en vigueur de la loi, exhorta ses partisans à " un grand combat pour l'âme de l'Amérique ". Des chiffres éloquents L'abolition de l'" action positive " est en revanche vécue beaucoup plus concrètement cet automne, avec des effets draconiens, dans deux prestigieuses facultés de droit d'universités d'Etat, celle de Berkeley en Californie et celle du Texas, à Austin. A Berkeley, la décision a été prise par le conseil d'administration de l'université en 1995 et, appliquée pour la première fois cette année, ne concerne pour l'instant que les admissions en troisième cycle. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : la promotion 2000 compte 268 étudiants, dont un seul Noir (contre 20 en 1996), aucun Indien (contre 4), 7 hispaniques (contre 28) et 32 asiatiques (contre 38), soit le plus petit nombre de membres de minorités ethniques depuis le milieu des années 60, comme l'a souligné avec regret la doyenne de la faculté, Herma Hill Kay. " Nous ne nous attendions pas à des résultats aussi sévères ", a-t-elle reconnu. Même phénomène à l'université du Texas où l'abandon de l'affirmative action découlait d'un jugement rendu par une cour d'appel fédérale : sur 468 étudiants de troisième cycle en droit, il n'y a cette année que 4 Noirs, contre 31 en 1996, et 26 hispaniques, contre 42 en 1996, alors que les minorités ethniques constituent au Texas 40 % de la population. A Berkeley comme à Austin, plusieurs dizaines d'étudiants noirs et hispaniques, admis en troisième cycle, ont en fait préféré rejoindre d'autres universités américaines plutôt que de risquer de se retrouver dans un environnement si majoritairement blanc : " j'aurais eu l'impression d'aller à un country club ", a confié l'un d'eux. Quelques étudiants blancs ont suivi la même démarche, refusant de faire leurs études dans un milieu si dissemblable de celui dans lequel ils seraient appelés à travailler plus tard. Plus lourde de conséquences encore sera la décision de la Cour suprême, qui a accepté de se saisir cet hiver d'une affaire hautement symbolique : le recours formulé par une enseignante blanche licenciée du lycée de Piscataway (New Jersey) en 1989, dans le cadre d'une réduction d'effectifs, au profit d'une collègue noire, d'ancienneté égale, parce que cette dernière, seule enseignante noire de l'établissement, devait être maintenue en fonctions au nom de la diversité ethnique. C'est, cette fois-ci, sur les fondements mêmes de l'affirmative action que va devoir statuer la Cour suprême; l'importance de cette affaire n'a pas échappé à l'administration Clinton qui, dans l'argumentaire que son représentant défendra devant les neuf juges, vient d'opérer un revirement subtil, après avoir longtemps soutenu la décision du lycée : la direction de l'établissement a eu tort, en l'espèce, de licencier le professeur blanc, plaidera l'avocat du gouvernement, mais le principe de l'" action positive " doit être conservé. Ce compromis se situe dans la droite ligne de l'attitude adoptée depuis deux ans, après mûre réflexion, par Bill Clinton sur l'affirmative action : " mend it, don't end it " " l'assouplir, mais ne pas l'abolir ". Le courant en faveur du maintien du principe d'un système de priorités fondées sur le critère racial tant que la discrimination n'aura pas disparu reste vigoureux, y compris auprès de républicains modérés. La recherche d'alternatives à l'" action positive " s'accentue néanmoins : le Texas, par exemple, a adopté une loi offrant d'office des places dans les universités de l'Etat aux meilleurs élèves du secondaire, quelles que soient les disparités entre leurs lycées, afin de permettre aux élèves des ghettos urbains d'accéder à l'enseignement supérieur. D'autres préconisent un système de préférences fondé sur les inégalités économiques plutôt que sur les inégalités raciales. Renforcer l'enseignement primaire Une autre proposition, séduisante mais sans doute plus difficile à mettre en oeuvre, est en train de gagner du terrain : la solution se trouve en amont, soutiennent notamment un professeur de Harvard et sa femme dans un livre qui vient de paraître, America in Black and White : One Nation Indivisible; elle consiste à renforcer l'éducation primaire et secondaire. Abigail et Stephan Thernstrom démontrent que les classes moyennes noires ont commencé à se former avant 1970, donc avant que l'affirmative action ne porte ses fruits, mais que le fossé entre les résultats scolaires des enfants blancs et des enfants noirs a recommencé à se creuser entre 1988 et 1994, vraisemblablement en raison de la violence dans les ghettos urbains et parce que les faiblesses du système éducatif américain handicapent davantage les enfants des milieux défavorisés. " Sans éducation, renchérit Hugh Price, président de la National Urban League, il ne peut pas y avoir de pouvoir économique : le statu quo dans les écoles urbaines n'est plus acceptable. " SYLVIE KAUFFMANN Le Monde du 26 septembre 1997

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