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Article de presse: Marcel Duhamel et la Série noire

Publié le 17/01/2022

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1945 - Dans le Paris de 1944 qui se libérait, la littérature américaine revient dans le sillage d'un colosse " jumelles et musette en sautoir " juché à l'arrière d'un char Sherman. C'est ainsi que le futur fondateur de la " Série noire ". Marcel Duhamel (1) découvrit l'écrivain " Papa " Hemingway, correspondant de guerre tonitruant dont il partagera durant un mois au Ritz les deux bouteilles de Champagne matinales. Paris est en fête et les Allemands déménagent. Les Français s'extasient devant ces GI grands, bruns ou noirs, à l'allure dégagée des conquérants, qui fument des blondes au parfum de miel, distribuent à profusion des délices oubliés : tablettes de chocolat ou de chewing-gum, boîtes de boeuf et café soluble. Paris se met vite à l'heure des Etats-Unis, ce pays de cocagne. La littérature et le cinéma américains débarquent du train de l'aide économique. A l'écran, le regard triste de Bogart se noie dans le " look " de Lauren Bacall. Le public, sevré depuis quatre ans, se rue sur les traductions d'ouvrages de Saroyan, Henry Miller, Faulkner, Dos Passos, Steinbeck, Caldwell, etc. Dans les caves, on danse au rythme du jazz et Boris Vian souffle dans sa " trompinette ". La jeunesse à la page s'arrache les " Série noire ", ces polars au goût américain que Marcel Duhamel publie chez Gallimard, à la cadence de deux, puis quatre, puis huit volumes par mois. Ce Picard, né en 1900, autodidacte touche-à-tout, ami des surréalistes et, successivement, hôtelier, acteur de théâtre et de cinéma, régisseur, traducteur enfin, ressemble à quarante-quatre ans, au duc de Windsor. Marcel Achard lui fait lire deux bouquins de Peter Cheyney et un autre de James Hadley Chase. C'est le coup de foudre : Duhamel traduit les ouvrages et arrache les droits aux deux auteurs, dans Londres encore illuminé par les V2. Jacques Prévert, le copain de toujours, trouve le nom de la collection, Germaine Duhamel dessine la célèbre couverture. Si les deux écrivains qui ouvrent la collection sont des Anglais bon teint, les autres sont des Américains. L'équipe de Duhamel fera connaître, en particulier, des écrivains comme Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Lionel White, James Cain, David Goodis, Wilfrid Burnett, Horace Mac Coy, plus tard, Chester Himes, Jim Thompson, etc. Dans les années 50, des Français plongent à leur tour la plume dans l'encre noire. Par exemple, Jean Meckert, auteur d'un sublime les Coups, (2)publie sous le pseudonyme de John Amila. L'écriture sèche des écrivains de la collection, truffée d'humour et d'argot, la jungle des villes qui se disputent à mort voyous sadiques, flics véreux, femmes fatales et politiciens corrompus-seul un privé imbibé de scotch sans illusion et désargenté qui, entre deux " pépées ", recherche la vérité, apporte une touche de romantisme-soulèvent parfois des indignations. Thomas Narcejac s'en prend vivement dans la Fin d'un bluff à ce genre de littérature tandis que de doctes esprits se demandent périodiquement s'il ne faut pas l'interdire. André Wurmser y voit, lui, une " dégénérescence fatale " et une " victoire de la civilisation américaine "... La " Série noire " est l'oeuvre de ses auteurs, certes, mais aussi de l'équipe de Duhamel qui a su l'imposer par la qualité de ses choix, ses règles de traduction et par l'humour de ses titres. Son succès vient-il de son romantisme noir, de son écriture proche de la peinture cinématographique ou des rêves qu'elle porte? Elle est aussi l'un des signes d'une France qui se reconstruit, s'urbanise à grande vitesse et s'initie, à tâtons et sans trop le savoir, au modèle américain. Le monde s'installe dans la guerre froide et le pays se divise apparemment en deux camps politiques irréductibles. Mais les missions économiques qui se multiplient, dans la plus grande discrétion, reviennent des Etats-Unis parées pour jeter les bases de notre modernité. BERNARD ALLIOT Avril 1985

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