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Article de presse: Une séance du procès d'Oradour-sur-Glane

Publié le 22/02/2012

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13 février 1953 - Les derniers témoins ont déposé hier mardi au procès d'Oradour-sur-Glane. L'instruction publique à l'audience, dont M. Nussy Saint-Saëns attendait beaucoup, est donc terminée. De l'affaire, on connaît tous les aspects, tous les détails. On en a examiné les répercussions profondes. Le dossier complet a été ouvert et discuté. On sait tout... Sauf le rôle joué par chacun des accusés ! Maintenant, le commissaire du gouvernement va requérir contre les Allemands d'abord, contre les Français ensuite. Puis les avocats présenteront leur difficile défense. Le drame des incorporés de force Cependant, il n'est pas un jour de cet interminable procès qui ne nous ait tenus en haleine. Ainsi, cette vingtième audience devait aborder encore l'un des sommets du débat avec la déposition de Mlle Marie-Louise Neumeyer. Elle est venue de sa commune de Schiltigheim, en Alsace, où elle est institutrice, pour raconter son drame. Elle s'est assise devant la petite table où sont passés avant elle tant de témoins et elle a parlé. Toute vêtue de noir avec son visage douloureux, sa voix tranquille et sobre, elle symbolisait à elle seule presque toute l'affaire: " J'ai perdu un frère et une soeur à Oradour-sur-Glane, a-t-elle commencé. Ma soeur y était restée pour assister le vieux curé qui se trouvait seul et souffrant et pour tenir sa maison. Mon frère, lui, était séminariste. La nouvelle de leur mort fut extrêmement pénible pour nous. Nous n'avions que des informations vagues sur ce qui s'était passé, et, lorsqu'elles nous sont parvenues, j'apprenais en même temps la mort d'une autre soeur, religieuse, décédée de maladie à Nouméa, et celle d'un autre frère, missionnaire, mort également en gagnant la région lointaine où il devait accomplir son sacerdoce. C'est vous dire, monsieur le président, combien l'horrible drame d'Oradour fut douloureux pour nous ". " Mais, à côté de ce drame, j'ai vécu celui de l'Alsace et de l'incorporation de force. J'ai vu des jeunes gens appelés dans l'armée allemande. J'ai vu aussi leurs premières réactions : ils voulaient tous s'échapper. Mais c'était bien difficile. Une parente, qui habitait près du col du Bonhomme, nous racontait qu'elle voyait passer périodiquement non loin de chez elle de jeunes Alsaciens capturés à la frontière et ramenés par la police. Tous prenaient le chemin du camp de Schirmeck, où très souvent la mort les attendait. Et les parents de ceux qui réussissaient leur évasion étaient envoyés dans ce même camp de Schirmeck. Je connais une mère et sa fille-le père était déjà mort-qui furent ainsi déportées en Allemagne pendant toute la guerre ". " Je comprends que, devant ces représailles, tous ces jeunes gens aient hésité. Que pouvaient-ils faire ? Sauver leur tête-et encore, étaient-ils sûrs de la sauver ?-ou voir condamner leurs parents ? " " Lorsque j'ai appris qu'il y avait eu à Oradour des incorporés de force, j'en ai été profondément peinée, mais ma plus profonde réaction a été de les plaindre. Ils sont eux aussi des victimes du régime hitlérien, et je ne peux les considérer comme des responsables du crime ". Ce que l'instruction a ignoré On avait écouté auparavant M. Robert Lazarus, officier de police judiciaire aux renseignements généraux de Strasbourg et président de l'Amicale des réseaux de la France combattante du Bas-Rhin. Il a vécu l'annexion alsacienne de bout en bout. Lorsque vint la Libération, il assista le commandant Raymond Jadin, aujourd'hui conseiller à la cour d'appel de Paris, qui, en 1945, juge d'instruction militaire, avait pris en main l'affaire du Gauleiter Wagner. A ce titre, M. Lazarus a connu toutes les pièces officielles allemandes, les décrets, les ordonnances, les rapports de Wagner lui-même, concernant l'entreprise de germanisation de l'Alsace. Il en a déposé toute une liasse sur la table du tribunal. Ces documents ont été aussitôt versés aux débats par M. Nussy Saint-Saëns. Là encore, l'instruction, qui a pourtant duré huit ans, présente une nouvelle lacune. C'est la première fois que de telles pièces sont portées à la connaissance de ceux qui ont la charge d'examiner l'affaire d'Oradour ! Elles sont, à elles seules, un dossier dans le dossier. Elles racontent chaque étape de l'annexion, elles confirment le martyre d'une province. On y voit, noir sur blanc, comment il fut décidé d'exercer des représailles sur les familles de ceux qui tentaient de se soustraire aux règlements, que ce soit le travail obligatoire ou l'incorporation de force. " Lorsque Wagner décida cette incorporation des Alsaciens, le 25 août 1942, a déclaré M. Lazarus, la population attendait une protestation de Vichy. Elle n'est pas venue. Alors la Résistance alsacienne a décidé d'élever elle-même la protestation. Nous avons publié des tracts. C'était un geste symbolique, car nous savions que nous ne pouvions empêcher ces départs massifs, mais nous avons doté chaque incorporé de cartes d'identité spéciales. Elles expliquaient en plusieurs langues ce qu'était leur condition, pour leur permettre de pouvoir prouver leur qualité d'Alsacien s'il leur arrivait de tomber aux mains des Russes, des Anglais ou des Américains ". C'est un camarade de M. Lazarus, Robert Meyer, qui avait eu cette idée. Il la paya de sa vie. L'attendu qui le condamnait à mort disait : " Il a perdu l'honneur à jamais! " On le fusilla dans la nuit du 14 au 15 juillet 1943. Et la répression redoubla. Je sais bien, a ajouté M. Lazarus, que nous avons eu aussi nos traîtres. Nous avons vu sur nos murs des affiches appelant des volontaires à lutter contre le bolchevisme. Mais très peu d'Alsaciens ont répondu à ces appels. Wagner a parlé de deux mille. Je ne pense pas qu'il y en ait eu plus d'un millier. Ceux-là, on les montrait du doigt. JEAN-MARC THEOLLEYRE Le Monde du 5 février 1953

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